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Arthur Adamov

par Geneviève LATOUR

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Collection particulière

 ou Le Prince déjanté
(1908 – 1970)

1.  La Jeunesse

2.  Paris
3. Confrontation avec les événements politiques
4. Premières esquisses théâtrales
5. Arthur Adamov, auteur reconnu
6. Bertold Brecht
7. Les Combats politiques
8. La Chute programmée
9. Quelques pièces
10. Oeuvres dramatiques

Pris dans le tourbillon des évènements conflictuels qui ont secoué l’Europe du XXème siècle – de la Révolution russe à la guerre d’Algérie – Arthur Adamov, enfant de Dostoïevski, Tolstoï et Gogol, en a ressenti toutes les convulsions comme autant d’électrochocs psychiques.

Son théâtre se confond avec le douloureux chemin de sa vie. Passer d’une classe dirigeante exploitant le peuple, et chercher à s’intégrer dans un milieux de révolte au point d’en devenir le chantre, fut une quête si éprouvante pour le dramaturge qu’elle l’entraîna vers une déchirure psychologique et physique.

1. La Jeunesse
Enfance dorée sous le Tsar Nicolas II

« Je suis né à Kislovodosk (Caucase) le 23 août 1908. Mes parents possédaient une bonne partie des pétroles de la Caspienne. Cela ne m’empêcha pas, à quatre ans déjà, de trembler à la seule idée de la pauvreté ». Ainsi débute L’Homme et l’Enfant, livre souvenir d’ Arthur Adamov.
En 1908, la ville de Bakou, où réside la riche famille des Adamianian est le théâtre de graves troubles entre les nationalistes arméniens, la communauté kurde, et les pré-révolutionnaires russes. Les sujets du tsar de classe fortunée s’efforcent d’ignorer les conflits qui se multiplient autour d’eux et poursuivent leur existence de bals et de réceptions.

Depuis des générations, la famille Adamian fait partie de ce monde privilégié. Une domesticité innombrable est aux ordres. Les enfants ont à leur service une nounou russe, une gouvernante arménienne et une « demoiselle » française qui leur apprend sa propre langue.
Le petit Arthur, que fascinent les histoires fantastiques, passe ses journées à écouter sa nourrice et sa grande soeur lui raconter des contes plus effrayants les uns que les autres. Ravi et terrifié à la fois, il vit dans une angoisse permanente, craignant l’apparition d’un être maléfique qui l’enlèverait et l’emporterait dans un monde de cauchemar où lui-même serait transformé en monstre abominable.

2. Paris
Naissance d’un jeune anarchiste
Cette fois, les Adamov émigrent pour une dernière destination. Ils s’installent définitivement à Paris dans le XVème arrondissement.
Arthur est inscrit au lycée Lakanal. Il a 16 ans. Il se sent attiré par un autre garçon. Il n’est pas le seul à connaîtrwe les amours phalliques. Un scandale éclate, la moitié des grandes classes est renvoyée dans ses foyers. Il est mis à la porte. C’en est fini de ses études. Arthur n’a plus q’un désir: rejoindre le clan des artistes russes, exilés à Montparnasse.

Adamov se sent une âme de romancier, de journaliste, de poète, d’auteur dramatique, peu importe. Il sera un nouveau révolutionnaire des lettres. Son premier article intitulé « Vive l’Anarchie »publié dans un organe confidentiel, L’En-Dehors, le comble de la fierté. Un insurgé se doit d’être reconnu à sa mise dépenaillée. On ne lui ferait pas porter un autre pantalon que celui qu’il a volontairement déchiré au genou et la chemise sans bouton qu’il croise sur sa maigre poitrine.

Il écrit des poèmes surréalistes. Il les envoie à Paul Eluard. Ce denier l’invite au café de la rue Blanche pour y rencontrer André Breton et Louis Aragon. Il ne manque plus à Arthur que la fréquentation d’une femme pour se sentir un véritable poète. Le meilleur moyen d’approcher les filles serait de faire du théâtre, pense-t-il. Avec un camarade, ils louent le Studio des Ursulines. Les comédiens Tania Balachova et Raymond Rouleau participent à l’aventure. On répète trois courtes scènes, l’une de Ribemont Dessaignes, une autre signée d’un anonyme, et la troisième d’Arthur : Mains Blanches. Elle ne dure que quelques minutes : «Une fille montée sur une chaise prend la main d’un garçon, monté sur une autre chaise, la lâche, la reprend ». Ce morceau d’acte annonce déjà le théâtre de la Séparation.

Le 23 août 1927, Paris est en ébullition. On manifeste en faveur des condamnés à mort, Sacco et Vanzetti. Arthur n’est pas le dernier à crier « À bas l’Amérique, À bas la France, Vive Trotski  », et il finit sa soirée au poste de police.

La vie à Montparnasse, premières conquêtes amoureuse

Désormais, Adamov passe ses journées et la plupart de ses nuits au célèbre café du Dôme. Dans un épais nuage de fumée, au milieu des tables rapprochées, les soucoupes s’accumulent sous des journaux imprimés en toutes langues, des brochures de poèmes, des pages de manuscrits maculés par des tâches de vins rouge, de liqueurs et de cafés crème. On discute poésie, peinture, politique, on s’étreint, on se gifle, on s’embrasse, on crie si fort que personne n’entend personne. C’est dans ce brouhaha qu’Arthur fera la connaissance de Georges Neveux, Jacques Prévert, Roger Vitrac, Antonin Artaud, Roger Blin, Roger Vaillant flanqué de sa maîtresse Marianne Lambs. C’est là qu’il connaîtra ses premières amours. Irène, tuberculeuse, aux yeux brillants de fièvre qui refuse de se soigner et recherche, à travers l’amour charnel, l’extase la menant à Dieu. Puis Huguette, au visage exagérément pâle, à la tête rasée, au regard fixe, elle semble sortie de l’enfer et envoûte son amoureux et le séquestre.
Un drame familial délivrera le jeune homme de cette folle : en janvier 1933, Arthur apprend le suicide de son père, par empoisonnement au gardénal. Une dette de jeu plus sévère que les autres l’a condamné à mort. Arthur se sent coupable de la mort de son père. Il n’a pas su l’aimer comme il aurait dû.

Après quelques mois de dépression, Arthur retourne à ses amours passagères. Après Gisèle, on le voit au bras d’une sculptrice allemande M. Oppenheim. La liaison tourne court, bientôt la jeune femme retourne dans son pays.
Peu à peu, pour Arthur, Montparnasse perd de son charme Il ressent le besoin de voyager. Il se fait inviter au Portugal, puis en Slovénie Il apprend qu’à la frontière hongroise il existe un hôtel de passe très accueillant ; il s’y rend. Son séjour parmi les filles lui redonne le goût de vivre.

3. Confrontation avec les événements politiques
Ambiance lourde et ambigüe d’avant-guerre

1935, Adamov est de retour à Paris. Sa première visite est pour le Dôme. L’ambiance n’est plus celle de 1925. Dans l’arrière-salle sont réunis des émigrés juifs allemands qui se concertent et discutent de leur situation précaire. La salle est particulièrement silencieuse. On lit, on écrit, on travaille. Le Dôme se transforme peu à peu en café littéraire. Parmi les clients ,Adamov fait la connaissance de l’historienne philosophe Marthe Robert. Elle devient pour lui une amante, plus amie que maîtresse mais toujours présente dans les difficultés. Par son intermédiaire, Arthur fait la connaissance d’une jeune allemande, Agathe, douce, presque une enfant. Une fois de plus il s’enflamme. Elle a un ami qui l’aime. Peu importe, la vie à trois peut s’envisager. Adamov voudrait épouser Agathe, mais, sans argent, comment se mettre en ménage ? Il se lance dans la traduction du Livre de la Pauvreté et de la Mort  de Rilke. Il compte sur l’époux de sa cousine Ida, Claude Bourdet, futur rédacteur en chef de  Combat  pour le faire publier…

Comme si les problèmes d’argent ne suffisaient pas à lui rendre la vie impossible, Adamov, par oubli ou par insoumission, n’a jamais été en règle avec la loi. Apatride, possesseur d’une carte d’identité d’étrangers, il néglige de se présenter à dates fixes pour le renouvellement de ses papiers. Pris en flagrant délit, il devient un locataire assidu du commissariat de VIème arrondissement, quand ce n’est pas celui de la Préfecture de Police.
En 1938, Adamov déniche un refuge dans un hôtel miteux de la rue des Canettes où demeure Roger Gilbert-Lecomte. Une amitié profonde naît entre les deux écrivains. Gilbert-Lecomte, poète de grand talent, vit sous l’emprise de la drogue qui le déglingue chaque jour davantage.

Naufrage dans la tempête

Juin 1940, Adamov se retrouve à Marseille, seul sans un sou. Il dort, un soir chez les Salutistes, un autre dans une chambre insalubre des vieux quartiers en compagnie de soldats polonais et tchèques ayant fui leur pays. Désemparé, jeté à la rue, il est arrêté lors d’une rafle. Les commissariats étant bondés, il passe ses nuits dans les décors de Lorenzaccio au théâtre du Gymnase en compagnie de nombreux juifs en errance.
Mai 1941. Adamov est conduit au camp de concentration d’Argelès pour avoir tenu des propos hostiles au Gouvernement de Vichy. Il fait là une chaleur étouffante, les conditions d’hygiène sont déplorables. La nourriture se résume en un brouet de soupe aux navets. Adamov maigrit à vue d’œil et perd ses dents l’une après l’autre. Parmi les communistes allemands internés à Argelès, il en est un, Otto Geuthner, avec lequel Adamov se lie et décide de s’évader quand, par chance, on le libère le 10 novembre.

De retour à Paris, Arthur part à la recherche de Roger Gilbert-Lecomte. Il le trouve très mal en point, en souffrance de manque permanent. Le malheureux implore Adamov de lui fournir sa drogue journalière. Sans piqûre de morphine ou d’héroïne, il se sent devenir fou. Adamov s’apitoie et, coursier de la mort, il accepte de courir la banlieue à la recherche du médecin complaisant qui accepterait d’établir une ordonnance de laudanum. Camé à mort, Roger finit par s’éteindre à l’Hôpital Broussais au soir du 31 décembre 1943. Il a trente-six ans.

Désespéré par la mort de son ami, Adamov boit de plus en plus et cherche auprès de filles de passage un apaisement qu’il souhaite en vain. Pour subsister, il accepte des petits boulots, il devient livreur d’une libraire de la rue Saint-Placide. Mais son organisme, affaibli par les restrictions, et son mode de vie incohérent, ne lui permettent aucun effort physique. Il se réfugie dans l’écriture de  L’Aveu, confession impudique de ses névroses où il tente de se donner quelque espoir : « Je chute, Dieu a chuté, l’ascension approche ».

4.  Premières esquisses théâtrales
Le temps de la rédemption

Arthur se raccroche à Marthe Robert, femme très active, au cœur généreux, toujours à l’écoute des autres. Elle le prend en charge et l’entraîne lors d’une de ses visites à Antonin Artaud croupissant dans un asile psychiatrique de Rodez. Ayant trouvé quelqu’un de plus démuni que lui, Adamov se fait fort de l’aider. Malheureusement le vieux poète est trop malade physiquement et psychiquement pour s’en sortir. Il se suicidera au chloral le 4 mars 1948.

Adamov va mieux. Grâce à Claude Bourdet, il signe des articles pour Combat et tente de se remettre à l’écriture. Il rêve de Théâtre. Un soir, en sortant du métro Maubert-Mutualité, il trouve son sujet de pièce : Deux midinettes passent devant un aveugle en fredonnant un air très à la mode :

J’ai fermé les yeux
C’était merveilleux
Elles ne voient pas l’aveugle, le bouscule, il trébuche.

Adamov écrit en tête de sa page blanche : « Nous sommes dans un désert, personne n’entend personne ». La pièce s’intitulera La Parodie.
Un jour de chance, Adamov rencontre Jean Vilar. VILAR, un nom que le monde du théâtre commence à retenir. Le 1er Festival à Avignon a été un succès et le jeune metteur en scène travaille à l’élaboration du deuxième. Vilar connaît Adamov de réputation et lui confie l’adaptation de la grande fresque historique La Mort de Danton, du poète allemand Georg Büchner.

Le souvenir de ces représentations sous la voûte étoilée du ciel avignonnais, le mistral dans les oriflammes, plus de trente comédiens sur le plateau, la partition des tambours d’un musicien de 24 ans, Maurice Jarre, l’enthousiasme de la foule, ne s’effacera jamais du cœur d’Adamov. Pour la première fois il entendait ses répliques prononcées par des comédiens, il en pleurait de bonheur.

Décidément l’horizon d’Arthur s’est éclairci, il se croit heureux. Enfin pas tout à fait heureux, pour que son bonheur soit complet il faudrait qu’il puisse le partager avec une femme, LA femme, celle qu’inconsciemment il attend depuis toujours. Marthe Robert, une fois encore sera sa bonne fée. Elle lui présente Jacqueline Autreseau, une jeunesse de 18 ans, fille d’officier supérieur, qui vient de faire un beau mariage avec cortège et grandes orgues. Foin du jeune mari – beau comme un dieu de l’Olympe – Jacqueline tombe dans les bras d’Arthur et n’en sortira plus jamais.

Désormais, boulevard Saint-Germain entre  le Flore et la station de métro Odéon,  on ne les rencontrera jamais l’un sans l’autre. Elle, mince, petite, la peau laiteuse,le corps souple, la longue chevelure auburn tombant en vague sur les épaules, les yeux brillants d’intelligence, lui maigre, efflanqué, les pieds nus dans des sandales, la chevelure noire frisée qui ne connait pas le peigne, vêtu d’un long manteau de tissu anglais, élimé au bord des manches et beaucoup trop large, la chemise veuve de ses boutons, le regard rond d’un hibou affolé, et l’éternel mégot planté entre les seules dents ayant résisté aux épreuves du camp d’Argelès, c’est le ménage Adamov. Après un câlin un peu plus torride que les autres, Jacqueline est devenue pour toujours « le Bison », celle qui « bise » en dépit de la misère, de la maladie et des épreuves.

Après avoir peiné sur une nouvelle pièce L’Invasion, Arthur décide d’offrir des vacances au Bison. Sans le moindre argent, comment descendre dans le Midi ? Alors commence une longue période de mendicité. Adamov emprunte de l’argent à tout le monde. De petites sommes ajoutées les unes aux autres lui permettront de voyager, de monter ses pièces tant bien que mal. Faire la quête ne semble lui poser aucun problème. Il a le don de se faire prendre en charge. Sur la Côte, il trouve à se loger un jour chez la comtesse Tolstoï, un autre jour chez Jacques Prévert, un troisième chez les Bourdet. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’il pourrait rechercher du travail en dehors de l’écriture. Pourquoi faire ? N’est-il pas un descendant de la grande bourgeoisie arménienne, un poète de surcroît et ses relations doivent le nourrir, c’est dans l’ordre des choses. Il n’en éprouve aucun remord, aucune honte.

L’onirisme et la solitude sont sources d’inspiration

De retour à Paris, il décide de faire publier, à compte d’amis, deux autres pièces La Parodie et L’Invasion, précédées de témoignages élogieux d’artistes et d’écrivains célèbres. André Gide, Jacques Lemarchand, Jean Vilar, René Char, Roger Blin se prêtent à l’opération.

En 1950, René Char se fait l’intermédiaire auprès de dames fortunées, Mme Tesnasse et Florence Gould. Grâce au mécénat féminin, Adamov verra enfin ses pièces jouées. Certes elles ne seront pas accueillies, à 21h, dans le Grand Théâtre des Champs-Élysées ou dans le quartier de l’Opéra. C’est au Théâtre Lancry dans le Xème, à 18h. 30 qu’est créée La Parodie, sur le thème de la solitude. L’ambiance est donnée par la toile de fond sur laquelle une amie de Roger Blin, Helena Vieira da Silva, peintre de grand talent, a réalisé le décor d’une ville entière, énorme cité hostile à l’Homme. Ce même jour, à la même heure, au Studio des Champs-Élysées est jouée pour la première fois L’Invasion.

5.  Arthur Adamov, auteur reconnu
Succès d’Adamov en R.D.A. et dans les pays de l’Est

En 1950, la guerre de Corée bat son pleine. Les rapports Ouest-Est sont en permanence au bord de la rupture. Les crimes de guerre en Russie sont enfin dévoilés Adamov n’est plus seulement antistalinien, il est devenu antisoviétique. Pour lui une révolution est toujours trahie par les siens. C’est le sens de la nouvelle pièce intitulée La Grande et la petite manœuvre, qu’il veut réactionnaire. Roger Blin la monte au petit Théâtre des Noctambules.
Si la réputation d’auteur dramatique d’Adamov n’occupe pas la première page des journaux parisiens spécialisés dans les arts, par contre les Allemands de l’Est le reconnaissent comme un écrivain intéressant et traduisent ses œuvres. Adamov, accompagné du Bison se rend à Munich au Festival d’Erlangen, à Radio Stuttgart, où il travaille quelques semaines, à Hambourg, à Kiel. Dans toutes ces villes, il est invité à donner des conférences. Reçu hors de France comme une personnalité de grande culture, Adamov est bouleversé. S’inspirant de ce malentendu jugé par lui dérisoire, il écrit en deux jours une satire contre la fausse image que l’homme peut donner de lui-même : Le Professeur Taranne.

En 1953, sans motif reconnu, Adamov se fâche avec Ionesco et refuse que désormais ses œuvres soient publiées sous le vocable de « Théâtre de l’Absurde », comme le sont La Cantatrice Chauve et La Leçon.
Jusqu’alors Adamov n’a écrit que de courtes pièces. De retour à Paris il s’attaque à une œuvre de trois actes,  Le Ping-Pong. L’auteur a tout son espoir dans cette nouvelle production et espère en retirer un pécule rondelet qui lui permette de vivre quelques mois à l’abri du besoin. Claude Bourdet et les équipes du Nouvel Observateur et de l’Express se mobilisent pour rameuter le Tout Paris intellectuel de gauche. Mais des invités ne font pas recette. La pièce ne tient que deux mois l’affiche dans un théâtre de 80 places. Le temps des vaches maigres est revenu.
Tandis que le Bison pose pour les étudiants de l’École des Beaux Arts et rapporte à l’hôtel de Seine, rue de la petite Bûcherie, de quoi payer les sandwichs, les paquets de cigarettes et les coups de vin blanc, consommés au Royal Saint-Germain, au Saint Claude, au Flore, à la Rhumerie ou à l’Old Navy, Adamov rewrite les Mémoires et Biographies de célèbres inconnus. Un jour il fait la connaissance d’un client qui avait été administrateur au bagne de Cayenne. Ce personnage avait fait fortune par la revente de papillons chassés par les bagnards. À l’écoute de cette aventure, Adamov a l’idée de sa future pièce Paolo-Paoli, située au temps de la Belle Epoque. où l’on assiste aux trafics juteux d’hommes d’affaires pourris, dont un industriel, un abbé et un général, rien que du beau monde.
« Avec Paolo-Paoli,  j’ai voulu montrer ceux qui paient de leur personne et ceux qui paient de leur argent. Je n’ai pas montré les grands de ce monde, mais leurs sous-chefs, ceux qui font la sale besogne et les garçons de courses des exécuteurs. Cela m’a permis de faire voir un certain aspect des choses à la fois très révoltant et très comique ».

La pièce est montée par Roger Planchon au petit théâtre de la Comédie de Lyon. À Paris, dans les sphères gouvernementales, on s’inquiète. La situation politique n’est pas au calme plat, les événements de Hongrie entraînent des manifestations antisoviétiques qui tournent à l’émeute : est-ce le moment de présenter un spectacle subversif, mettant en cause le patronat, la classe dirigeante, l’armée et le clergé ? Pierre-Aymé Touchard, Président de la Commission des Arts et des Lettres, descend à Lyon pour assister à la dernière répétition de la pièce. À l’issue de celle-ci, il conseille à Planchon d’annuler les représentations. Par contre le critique dramatique du Figaro-Littéraire – journal de droite – Jacques Lemarchand intervient et propose à Touchard d’assister à une nouvelle présentation en sa compagnie. Bon garçon, le président accepte. Aux cris des « Bravo, bravo, bravo », poussés par Lemarchand, Touchard doute de son propre jugement ; ne voulant pas passer pour un réactionnaire attardé, il se ravise et dans une volte-face donne son autorisation. La pièce, qui dure trois heures et demie, est jouée comme prévu quarante fois sur la scène du petit théâtre de la Comédie devant des salles combles. Elle suscite de vives discussions. Toutefois, il faut admettre que les spectateurs qui ne sont pas d’accord sur le fond trouvent la pièce intéressante.

6.  Bertolt Brecht.   Son influence

C’est alors qu’Adamov se rapproche de Bertolt Brecht. Il avait découvert l’importance de l’auteur allemand lors du Festival des Nations de juin 1954 au théâtre Sarah Bernhardt lors de la représentation de  Mère Courage et ses enfants  par le Berliner Ensemble. Le public n’était plus seulement spectateur, il se sentait concerné par ce qui se passait en scène, il se transformait en juges. Enthousiaste, Adamov s’est inscrit dans la « révolution brechtienne » et devient adepte du Théâtre de la Dénonciation.
Il renie alors ce qu’il a adoré: « Je voyais dans l’avant-garde une échappatoire facile, une diversion aux problèmes réels. La vie n’est pas absurde, elle est difficile, très difficile seulement. Je crois aujourd’hui que ce qu’on nomme l’avant-garde tombe toujours dans l’allégorie et que l’allégorie est le contraire de l’art. L’avant-garde est une espèce de théâtre finalement très conformiste où malgré certaines outrances de langage on retrouve un vieux petit conflit intimiste qui ne fait aucun mal aux classes dirigeantes. Ce ne sont pas les pièces-bidon flottant dans l’éternité la plus vague qui nous montreront l’épouvantable et magnifique progression de l’être humain à travers des obstacles et des écueils dont les uns sont liés à la condition humaine et d’autres à l’état d’une société bien déprimée ».

Devant l’intérêt que les représentations de Paolo-Paoli avaient suscité, l’auteur et le metteur en scène Roger Planchon, décident de poursuivre leur collaboration. On n’arrête pas une équipe qui gagne. Tout catéchisé qu’il soit par la doctrine brechtienne, Adamov garde au fond de son cœur le souvenir impérissable de la mélancolique Russie, de ses grandes étendues, de ses bouleaux courbés par le vent, de ses larges fleuves sous des horizons chargés de pluie. Il ne peut renoncer à cette poésie, et Brecht ne préconise rien de romantique.

Adamov sort de ses tiroirs son adaptation des Âmes Mortes de Gogol. L’auteur y dénonce le servage et l’exploitation de l’homme par l’homme. Roger Planchon se met au travail sur l’adaptation scénique: afin d’obtenir du gouvernement une avance de crédit foncier, l’homme d’affaires véreux, Tchitchikov, négocie avec des propriétaires terriens, l’achat de serfs disparus dont le décès n’a pas été enregistré officiellement – ce sont les Âmes Mortes. Une première série de représentations a lieu au Théâtre de Villeurbanne en mars 1960. Une heureuse opportunité se présente à Paris. Jean-Louis Barrault et sa troupe sont invités au Japon et le Théâtre de France se trouve libre pendant plus d’un mois, à partir du 15 avril 1960. Le spectacle des Âmes mortes ( 15 tableaux, 27 personnages ) s’installe donc place de l’Odéon pour une trentaine de représentations.
Comme pour Paolo-Paoli, la critique est partagée mais jamais indifférente. Cela va de : « La pièce, privée du lyrisme qui imprégnait le « roman-poème » initial, n’est qu’une outrancière et grinçante satire plutôt fastidieuse à la longue »1. à « La conjonction Adamov-Planchon est pour le Théâtre Français de ce temps aussi importante que le fut, voilà trente ans la rencontre Giraudoux et Jouvet ».

1. France-Soir Paul Gordeaux 23 avril 1960

7. L
es Combats politiques
Prise de position contre de Gaulle

1960, la guerre d’Algérie, qui, depuis cinq ans, n’ose dire son nom, redouble de violence. Dans les cafés de Saint-Germain des Près, il n’est pas une place en salle, au bar ou en terrasse, où l’on n’évoque un sujet autre que celui du conflit. Pour Adamov, le rêve et la théorie marxistes s’estompent derrière une réalité plus brutale. Chaque jour des jeunes gens connus ou inconnus sont mobilisés et partent rétablir l’ordre dans nos départements d’outremer : une horreur pour les intellectuels de gauche dont Adamov fait partie. Invité à signer le « Manifeste des 121 »: « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien », Adamov est désormais de tous les combats. Lors d’un défilé contre l’Algérie Française, il est l’un des premier à crier le slogan : « O. A. S. Assassins ! de Gaulle complice ! » et finit la soirée au poste de police. La sanction ne se fait pas attendre. Les signataires du Manifeste sont interdits d’O.R.T.F. Depuis plusieurs années, Adamov participe régulièrement à des émissions littéraires pour lesquelles il écrit des scenarii ou signe des adaptations de pièces étrangères. C’en est fini, et sonne le retour aux temps difficiles. Le Bison entre aux éditions de l’Arche

La lutte contre les oppressions

Face à la réalité des événements, Adamov se conforte dans sa conception nouvelle d’un théâtre engagé : « Seul le théâtre social ouvre la voie de l’avenir au théâtre de demain ». « J’ai vu l’importance qu’avait le phénomène qui existe à peu près dans tous les pays du monde et qui s’appelle la lutte des classes. J’ai donc vu qu’il y avait une classe dirigée contre une autre classe, ce qui rend impossible la solitude totale, puisqu’il y a solidarité. La solidarité vient lutter contre l’inhumanité ».  (1)

Fort de cette assurance, Adamov s’attaque sans plus attendre à la réalisation de l’œuvre dont il rêve depuis de longues années, une fresque sur la Commune de Paris. « J’ai travaillé deux ans à la Bibliothèque Nationale rien que pour compulser et puis il a fallu une demi année pour oublier et une année pour écrire. Il s’agit pour moi presque d’un devoir envers le premier gouvernement de la classe ouvrière dans le monde. Qu’est-ce que j’ai voulu montrer en somme ? Qu’au cours de ces trois pauvres mois de joie, de travail, d’erreurs, de ces trois mois d’une vérité née avant terme, des hommes, des femmes, des enfants ont connu tous les sentiments possibles, ont été hissés au-delà d’eux-mêmes et cela, bien sûr, sans pouvoir toujours éviter les tristesses, les faiblesses, les lâchetés ».

Écrite en 1961, la pièce ne sera montée que deux ans plus tard. Elle est tout d’abord publiée dans la revue Théâtre Populaire puis éditée chez Gallimard.

En juin 1962, Le Printemps 71 est présenté à l’ Unity Theatre de Londres. Quelques mois plus tard, la pièce sera affichée à Belgrade sur la scène du Théâtre National Serbe. Ce n’est qu’au printemps 1963 que la pièce sera mise en chantier au Théâtre Gérard-Philipe de Saint‑Denis grâce aux subventions accordées par le maire communiste aidé par ceux des communes voisines. (2)

Si, à Paris, quelques écrivains « engagés » glorifient Adamov, il fait figure d’auteur marginal, plus ou moins sympathiques pour la plupart. Par contre à l’étranger, il est considéré comme l’un des dramaturges les plus considérables de son temps. Les pays de l’Est sont demandeurs de ses œuvres mais également Londres, Oxford, Edimbourg, Gênes, Milan, Copenhague où il est arrivé que certaines de ses créations soient affichées avant Paris. Invité à Broadway pour la présentation du Ping-Pong, Adamov, accompagné du Bison demeure quelque temps à New York, à la découverte de Greenwich Village et d’Harlem, seuls quartiers où il se sent à l’aise. Loin d’être un touriste heureux, il ne peut s’empêcher de garder rancune à un pays maccarthyste. Il a toutefois le plaisir et l’honneur d’être invité chez Arthur Miller et de faire la connaissance de Marilyn Monroe: « La plus grande actrice moderne peut-être, émouvante, réellement intelligente ».

Trois ans plus tard, la rancœur d’Adamov n’a pas faibli. Il écrit Off Limits une charge au bord du supportable contre les U. S. A. La pièce n’est montée qu’en 1969 au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers sous la direction de Gabriel Garran. Les personnages, livrés à la drogue, à l’alcool, n’ont pour quotidien que l’angoisse de la misère, de la guerre et de la destruction. Les allusions à la guerre du Vietnam, aux bombes à billes, à l’affreux Johnson, constituent le plat de résistance du spectacle.

Adamov reconnaît qu’il « n’avait pas l’ambition de dresser un bilan dramatique de l’Amérique dans sa totalité foisonnante ; il s’en tenait à l’exploration d’un certain milieu social disparate qui contient des drogués, des parasites, des producteurs de télévision, des intellectuels plus ou moins au chômage qui lorsqu’ils travaillent le font à la commande et n’ont pas le droit de regard sur leur producteur ».
Bien naturellement la presse de droite se déchaîne en une violente campagne réactionnaire. « Quant aux acteurs, il faut qu’ils aient perdu le respect d’eux-mêmes pour se prêter à d’aussi dégradante démonstration ». (3)
Et les critiques de gauche se sentent gênés, il leur était difficile d’applaudir Adamov.

(1)Les Nouvelles Littéraires 20 août 1971, (article post mortem)
(2)Une version abrégée fut montée par André Steiger en mars 1991 à l’occasion du 90 ème anniversaire de la Commune.
(3)Le Figaro Jean-Jacques Gautier 27 janvier 1969

8. Ca chute programmée

Lutte contre une vieillesse précoce
En 1963, commence pour Adamov un début de dégradation physique qui n’aura de cesse, jusqu’à la fin. C’est le début d’un calvaire avec, de temps en temps, quelques rémissions. En septembre 1963, au cours du Festival d’Edimbourg où il est invité en compagnie de Marguerite Duras, Adamov se ressent d’un premier malaise qui sera le préambule à une longue souffrance. Ayant perdu toute notion de la réalité, ne sachant plus qui il est, où il habite, il doit être pris en charge par la délégation française. À son retour à Paris on découvre qu’il s’est cassé une côte. Où ? comment ? Il s’affole : « Mon angoisse devient telle qu’il m’est impossible non seulement de travailler mais même de faire le moindre geste, de déplier en vain le journal par exemple. Je reste des heures entières à fixer un point quelconque, sans pouvoir préciser quel point je fixe sans rien voir, la tête absolument vide ; Il faut que je boive au moins trois bouteilles de bière allemande ou un ou deux gins pour entrer dans la journée qui vient ».

Malheureux, fâché contre les autres et contre lui-même, se sentant coupable envers le Bison pour la vie difficile qu’il lui impose Adamov s’en prend à la terre entière. Seul toute la journée, il cherche sans succès un sujet de pièce. Il boit, se drogue et part à la chasse aux filles, tandis que le Bison travaille pour assurer leur subsistance.
Au cours d’un répit qu’il croit être une guérison il se remet à écrire: « Je viens de sortir d’une longue maladie, j’ai du temps à rattraper ». Il commence un nouvel ouvrage, tiré d’un ouvrage du Dr. Minkowski : Les Boueurs qui deviendront La Politique des Restes : en Afrique du Sud, un homme de race blanche, Johny Brown, souffre d’une obsession de la multiplicité des détritus, il craint de voir le monde submergé par les immondices et d’être obligé de s’en nourrir. Comme ce sont les Noirs qui en général sont chargés de manipuler ces ordures, il veut tuer son obsession en tuant un Noir. La pièce est créée à Londres puis reprise au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis dans une mise en scène de José Valverde.
Cette fois, la critique est relativement bonne. On trouve la farce simple, limpide et le journaliste de L’Aurore ose écrire: « Ne dramatisons pas. Tous les régimes, quels qu’ils soient, connaissent la Politique des Restes ».
Comme il a fustige l’Amérique, Adamov souhaite s’en prendre à la France et à ses proches voisins. Il a trouvé pour titre : La Sainte Europe« C’est un titre parodique. Il s’agit d’une Europe qui se voudrait sainte pour continuer ses entreprises de brigandage. Ces chrétiens qui partent aux croisades sont des chevaliers…d’industrie. Quand on lit le Brabant et le Benevent, il faut entendre le Benelux. L’empereur Karl ? Beaucoup y reconnaîtront le général que nous savons, mais aussi Guillaume II et Charles-Quint et Charlemagne… et le père Ubu ». (1)

Retour au théâtre individuel et onirique

En décembre 1968 est affiché au Théâtre des Mathurins M. le Modéré. Un dîner de têtes chez de petits bourgeois, dont le chef de famille devient, avec l’appui des Américains, chef de l’Etat du Jura. Chassé par un putsch, souffrant d’hémiplégie, il doit s’exiler à Londres. Dans cette pièce, on retrouve l’inspiration des premières œuvres. Adamov abandonne le drame d’une collectivité pour renouer avec l’histoire farfelue d’un seul individu : « J’ai changé d’opinion pour la troisième fois. Un certain onirisme m’apparaît nécessaire au Théâtre. Une place faite aux rêves de la nuit dans la vie éveillée. Maintenant je veux lier le cas clinique à la situation politique sans que ni l’un ni l’autre ne soient sacrifiés. Je passe de l’individualité à la multiplicité ». (2)

Quelques jours avant sa mort, en dépit de sa douleur physique et morale, Avamov écrit la dernière réplique de son manuscrit Si l’Eté revenait. Les personnages vivent dans leur rêve. De La Parodie à Si l’Eté revenait, la boucle est bouclée.

Achèvement d’une longue agonie

Raconter les dix dernières années d’Arthur Adamov, c’est raconter une descente aux enfers programmée. La congestion pulmonaire, la pelade, l’enfermement, l’horrible cure de désintoxication, la rechute, les cauchemars qui se confondent avec la réalité, les douleurs intolérables, la paralysie qui s’annonce, la promiscuité des couloirs d’hôpitaux, le regard des autres à qui l’on fait peur et qui vous méprisent, quelle désolation !
Afin qu’Arthur retrouve un peu de calme, le Bison décide de quitter l’hôtel de Seine. Elle loue un appartement rue Champollion. Chaque matin, avant de partir aux éditions de l’Arche, elle vérifie que les tubes des pilules qu’Arthur doit avaler dans la journée sont bien en place, sur la table de chevet. Au soir du 15 mars 1970, elle retrouve Arthur mort dans son lit, les médicaments épars dans la chambre. S’est-il seulement trompé de dose ? A-t-il mis volontairement fin à sa vie ? Personne ne répondra jamais à cette question.

(1)  L’Humanité A.Adamov 15 Juillet 1966
(2) Les Lettres Françaises A.Adamov 25 octobre 1967