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Gabriel AROUT

par Jean-Jacques BRICAIRE

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Carte d'adhérent à la Société des Auteurs

ou La Force tranquille
(1909- 1982)

Un Russe râblé, dont le robuste physique de cosaque était en contradiction avec sa souveraine délicatesse. Optimiste, plein d’humour, discret, bien que couronné de prix, il alternera ses œuvres scéniques avec de nombreux dialogues de films.

1. Un baroudeur
2. La Liberté et la mort
3. Auteur éclectique
4. Quelques pièces
5. Oeuvres dramatiques
6. Extrait de « La Dame de Trèfle »

1. Un baroudeur

Gabriel Aroutcheff est né en Russie le 28 janvier 1909, au nord de la mer Noire, d’un père ingénieur d’origine arménienne. Sa famille émigre en France en 1921. Il est inscrit au collège Carnot de Fontainebleau où son professeur de lettres lui donne le goût de la littérature. Il entre ensuite à Louis le Grand et à la Sorbonne où il obtient une licence de lettres.

Entre 1929 et 1933, il écrit deux romans La Morgue et Rase Campagne qui ne seront jamais publiés, et donne libre cours à sa passion des voyages, son rêve ayant été de devenir explorateur. En side-car avec un ami aviateur, il visite la Syrie, la Grèce, l’Egypte, l’Italie. Il va de Paris au Golfe Persique en traversant le désert d’Arabie. Son reportage sera publié plus tard dans L’Auto. À Téhéran, II rencontrera les troupes anglaises d’occupation, ce qui lui fournira le sujet de sa pièce Le Bal du Lieutenant Helt.

Il devient ensuite débardeur, téléphoniste, porteur en gare, ouvrier agricole, rédacteur en chef d’un journal éphémère, secrétaire d’un politicien égyptien. Il revendiquera toutes ces expériences comme très utiles pour son futur travail d’écrivain et déclarera : « Mon école a été la vie, la fréquentation des gens, des bêtes, des choses ».

De taille moyenne, il était bâti comme un cosaque. Râblé, d’une large carrure, le crâne rasé, il évoquait un bûcheron des Carpates ou un lutteur de foire. Mais son allure presque souveraine et placide, son accent slave, rocailleux et quelque peu chantant, révélaient une quiétude et une douceur qui contrastaient avec son physique.

En 1935, il écrit sa première pièce Orphée ou la peur des miracles, s’inspirant du chagrin d’un ami qui vient de perdre sa femme. Il se reconnaît en effet deux sources d’inspiration : la mythologie et Dostoïevski. Dans cette pièce, Orphée se retourne sur Eurydice parce qu’il ne croit pas au miracle. À son insu, un ami envoie la pièce au jury d’un des nombreux prix littéraires chargés de couronner dans les années 36 un jeune auteur. Arout remporte le premier prix, mais son ouvrage comportant 37 personnages et 7 décors n’est reçu par aucun directeur. Il écrit alors une pièce aux dimensions plus modestes Le Nœud gordien qu’il adresse à Pierre Fresnay, mais la guerre met fin à ce projet

2. La liberté et la mort

Démobilisé en juillet 40, il reste dans le midi de la France et se fait tout d’abord pêcheur, puis bûcheron. En lisant L’Éclaireur de Nice, il apprend qu’un nouveau concours est lancé à l’intention des auteurs dramatiques. Il remanie alors Orphée, et les personnages, de 37, passent à 7. Dans le Jury Paul Reboux, Jean de Létraz, Francis Carco et Marcel Achard sont ses supporters, et, cette fois encore, Orphée triomphe des autres manuscrits. Marcel Achard lui donne une lettre de recommandation pour Louis Ducreux qui est alors, avec André Roussin, directeur d’une troupe marseillaise Le Rideau Gris. La pièce ne verra le jour qu’en 1943 au Vieux-Colombier. C’est un «bide».

Dans le même temps, Fresnay découvre Le Nœud Gordien qui dormait dans un tiroir depuis 1939, et envisage de monter la pièce à la Comédie des Champs-Élysées, mais le projet n’aboutira pas. Fresnay attendra 1948 pour présenter à la Michodière Pauline ou l’Écume de la Mer qu’Arout avait commencé à écrire en 1936. La pièce, interprétée par Pierre Fresnay et Alice Cocéa en tête de distribution, est prévue pour un nombre très limité de représentations, compte tenu de son style, qui n’était pas celui de la Michodière. La pièce sera cependant jouée 100 fois.

Entre-temps, il se mariera avec une jeune étudiante, Renée, qui deviendra ingénieur, situation rarissime pour une femme. Grande, sans éclat particulier, dépassant d’une demie tête Gabriel, elle est d’approche timide et quelque peu sévère, préférant rester en retrait. Elle restera en effet toujours dans l’ombre de son écrivain de mari, avec lequel elle collaborera tout au long de sa carrière. Certaines pièces seront d’ailleurs signées Gabriel et Renée Arout : Appelez-moi MaîtreC’est un vagabond… Ce couple était sans histoire, et aucun journaliste ne trouva jamais auprès de lui matière à potins. Son origine slave le faisait très attaché au sentiment familial, et il gardait pour son frère Georges, traducteur quelque peu déphasé, une affection très attentionnée. Il restait en effet slave au-delà de toutes les influences que lui avait inculquées la culture française. Il était particulièrement imprégné des auteurs russes, notamment Dostoïevski, dont il adapta Crime et Châtiment et Tchekhov dont l’œuvre l’inspira à deux reprises : Des pommes pour Eve et Cet Animal Étrange… Son style est à la fois tendre et grinçant, et il sait manier l’humour, celui-ci étant toutefois différent de celui de ses confrères et s’apparentant plus ou moins à Gogol. Son rêve était de pouvoir adapter L’Idiot de Dostoïevski.

Après le succès de Pauline qui lui met le pied à l’étrier, ses pièces se succéderont sans discontinuer. Il assistera à toutes les répétitions, intervenant rarement, et seulement quand on le lui demande. Il a révélé : « Je travaille très lentement. J’ai commencé Pauline en 1936 et je n’arrivais pas à résoudre certaines difficultés de construction. Une alerte pendant l’occupation me bloqua dans le métro pendant deux heures et c’est alors que le premier acte s’imposa à moi. Je suis très attaché à un thème essentiel : celui de la mort, exactement de la liberté que nous pouvons avoir par rapport à la mort. Dans Le Bal du Lieutenant Helt, le héros organise son propre assassinat. C’est une idée que j’avais donnée à Louis Ducreux pour le dénouement de La Part du Feu. Comme il n’a pas été amené à l’exploiter, je la lui ai reprise. Dans le cas de Nina au contraire, Roussin a écrit une comédie qui est bien de lui, à partir d’une idée que je lui avais apportée. Il ne s’agit pas de collaboration, mais d’échanges. La seule personne avec qui je collabore vraiment est ma femme. Mon maître en matière de théâtre est Steve Passeur qui a su renouveler les conditions de la tragédie antique. Je fais des adaptations pour me rassurer, car l’écrivain, lorsqu’il reste sans écrire, craint de ne plus savoir le faire. Si je prends des libertés avec l’original, c’est en vertu d’une convention passée avec l’auteur étranger. Le canevas, les personnages, la situation que sa pièce me propose  m’intéressent. Je me réserve le droit de rêver dessus ».

En 1963, il adapte très librement, à l’intention de Pierre Brasseur et de sa compagne d’alors, la chanteuse Catherine Sauvage quelques nouvelles de Tchekhov dont La Dame au Petit Chien qu’il nommera tout d’abord Le Roi de l’Univers. Brasseur jouera successivement un petit employé de bureau, un bourgeois fortuné et un dandy. Catherine Sauvage sera La Dame au Petit Chien. Les deux comédiens joueront la pièce en tournée mais seulement pour quelques représentations. Cette œuvre, qui deviendra Cet animal étrange sera créée à Paris au Théâtre Hébertot par Delphine Seyrig et Jean Rochefort.

3. Auteur éclectique

Si Gabriel Arout n’a pas oublié la révolution russe qui a perturbé sa vie et en a changé le cours, il n’a jamais, hors La Tragédie optimiste écrit de théâtre engagé. La Tragédie optimiste est l’œuvre de Vichnevski (Prix Staline 1950) que Gabriel Arout a adaptée avec son frère Georges et Tania Balachova. C’est l’histoire de l’équipage des marins du Kronstadt (flotte russe en Baltique) qui a participé à la guerre russo-japonaise en 1905 et qui se joignit à l’assaut du Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg en 1917. Dans une avant-première de la pièce, Arout écrivit : « Il est agréable de constater que la France demeure un pays où, à quelques jours d’intervalle on peut présenter sur deux scènes de la capitale une pièce soviétique et une pièce américaine consacrées toutes les deux aux marins de ces deux pays ». (1)

Arout ne dédaigne pas d’écrire pour le café-théâtre. Il donne Hommes et Femmes en mars 1975 au café-théâtre de l’Odéon, et Les Neurasthéniques en 1974 à la galerie-théâtre.

Il mourra le 12 février 1982, terrassé par un cancer. Il aura reçu en 1978 le grand Prix des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, et en 1982, le grand Prix du Théâtre de l’Académie Française. Conjointement à ses œuvres scéniques, il sera scénariste et dialoguiste de 18 films dont deux adaptations cinématographiques de ses pièces La Dame de Trèfle en 1973, et Des Pommes pour Eve en 1975. Avec Raymond Queneau, il signera les dialogues du film de Buñuel La Mort en ce jardin. Sa dernière pièce Oui est une sorte de testament où il affirme sa confiance en l’homme et en ses possibilités sans limite.

(1) Mister Roberts de Thomas Heggen et Johua Logan, adaptation de Marcel Duhamel Théâtre des Variétés – 7 février 1951

4. Quelques Pièces

 PAULINE OU L’ÉCUME DE LA MER

 Analyse

Une femme sans patrie, vamp sans scrupules, est aimée par trois hommes dans une île où un magnat oriental a bâti ses usines. Sa tragédie a pour but la recherche de l’amour cruel. Un conflit entre homme d’argent et femme vénale sur le mode antique.

Critiques

« La pièce de M. Arout contient une quantité étonnante d’éléments séduisants : la poésie nouvelle de l’adolescent chevauchant un avion dangereux et rapide comme la lumière, greffée sur celle, éternelle, du thème de l’île : le palais, la femme, l’ingénieur, le décor, les couleurs, les parfums habituels aux Atlantides ; le richissime, tout puissant et amoureux financier, le domestique mystérieux, et même le lieu clos cher aux romans policiers ; enfin une intrigue admirablement dressée et dont la clé de voûte est une pipe oubliée sur un cendrier, forme minuscule du fatum des tragédies antiques. Et sur tout cela le sel d’un humour de bonne qualité ».
René BARJAVEL – Carrefour

« L’expérience semble réussie : la pièce de M. Arout fait plus que donner la promesse d’un véritable auteur dramatique ; elle joint à une grande intelligence dans l’analyse des caractères, à des passages ironiques très fins, à une langue dans l’ensemble ferme, dépouillée et souvent belle, le sens de la rigueur, de la tension et de la progression dramatique. Elle nous propose deux personnages d’un véritable intérêt psychologique et de grande allure, une intrigue simple et fortement nouée, des situations pathétiques ».
Thierry MAULNIER – Spectateur

« Le mélange du mythe à la réalité doit être l’obsession de Gabriel Arout. Cette pièce-ci, dans certaines scènes, certains rebondissements, certains mots même, témoigne du moins d’un talent en puissance ».
Jean GANDREY-RETY – Franc-Tireur


LE BAL DU LIEUTENANT HELT

Analyse

L’action se déroule en Palestine, entre officiers anglais, pendant la période trouble qui suivit la guerre peu après la fin des hostilités. Au cours d’une soirée qu’il donne chez lui, le lieutenant Helt apprend qu’il est désigné pour fusiller le lendemain un terroriste juif. Ce rôle lui est, pour bien des raisons, intolérable. Dans son désarroi, la seule solution qui lui apparaît possible, c’est d’organiser son propre assassinat

Critiques

« On pourrait croire que ce genre de pièce rebute le public, mais il n’en est rien. Il existe une masse considérable de spectateurs pour qui cette vulgarisation des idées par le truchement du théâtre ou du roman présente l’attrait de l’inconnu. Peu leur importe que ces pièces soient statiques, qu’elles usent de chevilles assez grossières dont l’auteur se sert comme à regret pour satisfaire tout de même aux quelques lois du genre, ce sont là des commodités pour le déroulement logique d’une situation dont l’intérêt réside dans les idées mises en cause ».
Michel DÉON – Aspects de la France

« Je dirai à Gabriel Arout que le dénouement est ce qui me gêne un peu dans la pièce. Il me semble que j’aurais mieux aimé que le jeu fut joué jusqu’au bout sans faiblesse et que ce lieutenant Helt, qui met dans l’organisation de sa mort en même temps qu’une conscience exigeante, une perversité démoniaque, aurait gagné à ne pas se laisser toucher à la fin par la faiblesse sentimentale (…) Il eût peut-être eu moins de sympathie parmi les spectateurs, mais la pièce y eût gagné en force, en dureté ».
Thierry MAULNIER – Le Rouge et le Noir

« II y a, dans la pièce, de quoi intéresser à la fois les amateurs d’histoires bien construites et ceux qui tiennent à une certaine vérité psychologique. Les problèmes que M. Gabriel Arout tend à résoudre (ne serait-ce que celui de la responsabilité) étant d’une évidente actualité ».
Pierre MARCABRU – Arts

 

ENTRE CHIEN ET LOUP

Analyse

Sous le réverbère d’une petite place, entre chien et loup, deux hommes se rencontrent Thomas, qui vient enlever Solange romanesquement, mais il faut qu’il attende deux heures avant d’approcher de la maison ; alors le mari, François, sera endormi. L’autre homme est au courant du projet par le menu et prévient Thomas : on lui tend un piège…

Critiques

« La pièce est claire, attachante, sans longueurs inutiles… On peut penser à Virage Dangereux ou aux Diaboliques de Clouzot. On peut aussi évoquer Pirandello, mais c’est beaucoup moins nécessaire. C’est extrêmement bien joué. Par Madame Gaby Sylvia, ravissante et mystérieuse, câline en robe blanche, féline en robe noire, tendre, puis dure, puis violente, elle nous rend plausible, à force de justesse, l’unité intérieure d’un personnage qui doit nous échapper à la fin ».
Robert KANTERS – L’Express

« Un vif succès. Enfin du vrai théâtre, saisissant, rapide, bien construit, du théâtre de professionnel ! Comme cela change de presque tout ce que nous avons vu depuis le début de cette lamentable saison qui accumule les catastrophes ! L’histoire vous empoigne dès les premières répliques d’un dialogue serré, concis, sans la moindre bavure, et les auteurs ne vous lâchent plus jusqu’à la dernière scène. Une réussite originale et complète. Du beau travail, je vous l’assure ».
André-Paul ANTOINE – L’Information

« Tout le monde dit grand bien de la pièce de Gabriel Arout, et cette fois, nous serons d’accord avec tout le monde. Jamais, cela dit, le théâtre en Rond n’a mieux mérité son surnom de « cercle magique ». C’est de la sorcellerie. On n’est pas loin de croire que Mme Paquita Claude, directrice de ce diabolique théâtre, a réinventé la quatrième dimension. Les amateurs de « suspense » sont servis… C’est du grand art ».
TRENO – Le Canard Enchaîné

5. Œuvres Dramatiques

Octobre 1943 – Orphée ou la peur des miracles – Théâtre du Vieux-Colombier
Juin 1948 – Pauline ou l’écume de la mer – Théâtre de la Michodière
Avril 1950 – Le Bal du lieutenant Helt – Théâtre des Mathurins
1950 – Maupassant chez Flaubert – Théâtre à Croisset
Mars 1951 – C’est un vagabond – Théâtre Royal du Parc Bruxelles
Mai 1951 – La Cage – Théâtre Daunou
Avril 1951 – Guillaume le confident – (avec Jean Nocher) – Théâtre de Paris
Novembre 1951 – La Tragédie optimiste – (avec Georges Arout, d’après Vsevolad Vichnevski
Octobre 1951 – La Dame de trèfle – Théâtre Saint-Georges
Octobre 1953 – La Corde – (d’après Patrick Hamilton) – Théâtre de la Renaissance
Décembre 1955 – Entre chien et loup – Théâtre en Rond
Janvier 1956 – Mademoiselle Fanny – (avec Georgette Paul) – Théâtre des Mathurins
Mars 1956 – Appelez-moi Maître – (avec Renée Arout) – Théâtre des Ambassadeurs
Septembre 1951 Gog et Magog – (d’après Roger Mac Dougall, Ted Allan et Roy Vickers – Théâtre de la Michodière
Février 1960 – Un goût de miel – (avec Françoise Mallet-Jorris, d’après Shelagh Delanay) Théâtre des Mathurins
Mars 1963 – Crime et châtiment – (d’après Dostoïevski) Comédie-Française
Décembre 1963 – Laure et les Jacques – Théâtre Saint-Georges
Décembre 1964 – Cet animal étrange (inspiré de Tchékhov) Théâtre Hébertot
Septembre 1966 – Les Alpinistes – Théâtre de Rillieux
Novembre 1969 – Des pommes pour Eve – (inspiré de Tchékhov) Théâtre La Bruyère
Novembre 1972 – Slag – Théâtre Michel
Mars 1975 – L’Idiot – (d’après Dostoïevski) Comédie-Française
Novembre 1975 – La passion d’Anna Karénine (d’après Tolstoï) Théâtre Montansier, Versailles
Novembre 1976 – Oui – Théâtre de Plaisance