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Pierre-Aristide BRÉAL

par Jean-Jacques BRICAIRE

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Collection A.R.T.

ou un auteur moliéresque
(1905-1990)

Un dentiste breton égaré dans la dramaturgie. Spécialisé dans les pièces à sujets historiques. Sa rencontre avec le comédien metteur en scène Jacques Fabbri cimentera leur succès commun. Plusieurs critiques évoqueront, au propos de cet auteur, le nom de Molière, ce qui n’empêchera pas Pierre-Aristide Bréal de rester, quoi qu’il arrive, attaché à son cabinet dentaire.

1. Un jeune homme docile et prudent
2. L’Auteur et son metteur en scène
3. Quelques Pièces
4. Oeuvres dramatiques
5.  Extrait des « Hussards »

1.  Un jeune homme docile et prudent

Pierre-Aristide Bréal est né le 31 mai 1905 à Janzé (Ille-et-Vilaine). Une jeunesse sans histoire. Fils ainé d’un médecin de campagne, il fait ses études au lycée de Rennes. Déjà titillé par l’art dramatique, il écrit à quinze ans une petite pièce en vers Le Prince charmant qui est montée par une troupe d’amateurs, et remarquée par la critique littéraire des Nouvelles rennaises.
Une fois le bachot passé, son père Monsieur Bréal  lui assène la réplique traditionnelle : « Fais, si tu veux, de la peinture ou de la littérature, mais aie d’abord un métier ». Pour pouvoir aller à Paris, le jeune homme choisit la chirurgie dentaire. Il arrive dans la capitale en 1926 afin d’y faire ses études.

Parallèlement, il donne des poèmes à diverses revues et fait partie d’un groupe de jeunes littérateurs et peintres. Comme bon nombre de ses futurs confrères, il privilégie, pour ses sorties théâtrales, le théâtre de l’Atelier. Charles Dullin personnifie  alors pour eux tous – Achard, Salacrou, Duran, Passeur – le vrai théâtre, la nouvelle dramaturgie. C’est donc tout naturellement qu’il porte au maître en 1930 la pièce qu’il vient d’écrire. Dullin ne la retient pas, mais accueille chez lui l’auteur en herbe qui va pouvoir assister au travail des répétitions. Mieux, il lui propose de faire partie du Comité de rédaction de sa revue Correspondance qui réunit Salacrou, Priel, Jolivet, Morvan-Lebesque et De Richaud. Breton bretonnant, Pierre-Aristide a la chance que Jarl Priel, le lecteur de Dullin, soit breton lui-même, prête une attention particulière à la pièce d’un « pays » et la signale à Dullin. Quelques mois plus tard, ce dernier annonce pour ses Mardis de l’Atelier deux pièces de Bréal : La Maison heureuse et Copains. De son côté, Gaston Baty s’intéresse à Mirages« Finalement, ces trois ouvrages n’ont pas été montés. Et je ne le regrette pas : ils n’étaient pas bons… Mais l’attention de Dullin et celle de Baty m’avaient donné espoir ».(1)

C’est en 1935 que Dullin monte la première pièce de Bréal Trois camarades, interprétée par Julien Bertheau et Claude Genia. Trois garçons aux prises avec les difficultés matérielles, dont l’amitié risque d’être brisée par l’arrivée d’une femme au sein de leur communauté, amitié qui s’en trouvera au contraire renforcée. L’auteur connaît là son premier succès. « Trois camarades, c’était la vie de bohême 1935. Nous avons eu un franc succès de presse. Ensuite, mon métier de dentiste, nécessaire pour vivre, m’a évidemment mis un peu en marge du théâtre ; je n’en ai pas moins continué à écrire régulièrement. Je crois d’ailleurs que ce genre d’activité m’a été utile. Je suis un lent. Il me faut longtemps pour mûrir une idée de pièce ». (2)

(1) Interview de Paul-Louis Mignon – Le Théâtre de A à Z – Éditions de l’Avant-Scène.
(2) Paul-Louis Mignon – Le Théâtre de A à Z – Éditions de l’Avant-Scène.

2. L’Auteur et son metteur en scène

Sa deuxième pièce, écrite avec Marcel Oger, qu’il a rencontré à l’Atelier, Diable au cœur, sera créée le 18 juin 1942 au théâtre des Noctambules. Les auteurs reconnaissent qu’ils ne manifestent aucune prétention démesurée et qu’il ne s’agit que d’une fantaisie, d’un délassement. Il s’agit en fait, d’un exercice d’élèves, tant pour les auteurs que pour les comédiens. En 1945, Oger devient directeur du théâtre de Poche et crée L’Absent de son ami Bréal, pièce dramatique inspirée par les événements que le pays vient de vivre. La pièce lui aura permis de rencontrer le comédien Louis Arbessier qui prendra connaissance quelques années plus tard de Edmée, farce paysanne, remettra la pièce à Georges Vitaly, jeune metteur en scène à l’avant-garde de la création, qui monte la pièce au théâtre de la Huchette le 23 mars 1951. C’est un succès et l’auteur remporte le Prix Lugné-Poe.

Mais, fait plus notable, la rencontre entre l’auteur et Jacques Fabbri. Rencontre aussi importante pour les deux hommes que celles de Anouilh et Barsacq, Giraudoux et Jouvet, Salacrou et Dullin ou Audiberti et Vitaly. Et cette entente marquera d’abord chez Bréal un changement de ton. On peut penser que la personnalité énorme et généreuse de Fabbri a influencé Bréal pour l’écriture des Hussards. « Pendant l’Occupation, dans mon village natal, deux soldats allemands ivres morts avaient failli créer un drame par leurs provocations. Une bagarre avait commencé entre eux et la population. Nous avions été en somme à la merci de la bêtise ». (3)

La truculence de Fabbri qui vient de créer sa compagnie, sa généreuse drôlerie, se sont trouvées tout naturellement à l’aise dans cette histoire de deux hussards français des armées du général Bonaparte, en occupation dans une petite ville lombarde. Fabbri a donné à la farce un mouvement irrésistible. Les Hussards, créée le 15 décembre 1953 au théâtre des Noctambules, connaît un très légitime succès et une presse unanimement élogieuse. La distribution comprenait, outre Fabbri, Rosy Varte, Jacques Grello et un jeune comédien inconnu, Raymond Devos.

Les succès de Edmée et des Hussards à l’époque ne monteront pas à la tête de leur auteur et ne lui donneront pas l’idée d’abandonner son cabinet dentaire. P.A. Bréal poursuivra toujours son existence double. « J’ai réussi à maintenir dans ma vie une balance dont les deux plateaux sont en équilibre ». Ce Docteur Jekill et Mister Hyde résume fort bien sa situation. « Je sais que j’ai un deuxième métier pour vivre. Cela me donne une tranquillité d’esprit. Je n’aurai jamais besoin de faire ce genre de travaux alimentaires qui dégradent les auteurs dramatiques. Par ailleurs, l’étude de la médecine, fut-elle dentaire, m’a donné une grande connaissance du corps humain. C’est tout de même important de savoir où est son cœur, son foie.  C’est merveilleux d’empêcher les gens de souffrir. C’est la plus belle chose du monde. Mais c’est exaltant de faire œuvre littéraire, de créer ».

Bréal s’éteindra le 30 juillet 1990, à Sartrouville, près de Paris.

(3)  Paul-Louis Mignon – Le Théâtre de A à Z – Éditions de l’Avant-Scène.

En ce qui concerne sa pièce suivante, le succès ne sera pas au rendez-vous. Une fois de plus, on aura fait mentir le proverbe « jamais deux sans trois », comme viennent de le constater ses confrères Marcel Aymé et Barillet et Grédy avec leur troisième pièce. Il s’agit de Jules, comédie farce créée le 20 février 1956 au Théâtre Antoine, qui conte l’aventure d’un mauvais garçon devenu honnête magistrat. C’est un tollé général de la part de la critique, mais si tous les articles reconnaissent unanimement l’échec, ils le font sans méchanceté, insistant surtout sur leur déception. « On peut se tromper, ça n’empêche pas les sentiments ». Guy Verdot. « Fabbri nous doit, et Bréal avec lui, une revanche ». Georges Lerminier. Bréal reconnaîtra : « Cet échec a été très dur dans la mesure surtout où il a suscité une gêne entre Fabbri et moi, parce que nous ne devions plus être sûrs l’un de l’autre. J’ai été amené à récrire trois fois La Grande oreille et Fabbri, qui l’avait dans ses cartons depuis 1959 ne s’est décidé à la jouer qu’en 1962 ».

En effet, La Grande oreille, créée le 3 décembre 1962 au théâtre de Paris va marquer le retour au succès pour le tandem Bréal-Fabbri. Et même un très grand et légitime succès. C’est une pièce comique sur un thème dramatique : l’intolérance. L’auteur, qui fait évoluer ses personnages à l’époque du Roi Soleil, reconnaît qu’il suffirait de bien peu pour que l’action se passât de nos jours : l’essentiel est là, c’est-à-dire la haine que nous portons consciemment ou inconsciemment à ceux qui n’adorent pas les mêmes dieux que nous. La plupart des critiques font référence à Molière. La pièce se jouera une saison entière au grand théâtre de Paris.

Le tandem auteur-metteur en scène/acteur se reformera en 1968 avec Les Suisses, pièce créée en 1968 au théâtre du Vaudeville (actuellement l’Européen) au sujet de laquelle Fabbri évoque Bréal dans le programme : « Personne n’écrit comme Bréal. Personne n’ose écrire comme Bréal. Personne n’ose faire des pièces avec de bons sentiments, c’est trop dangereux. Personne n’est cruel comme lui, personne n’est tendre comme lui, scandaleux comme lui, alors qu’il ne met en scène ni pédéraste, ni sadique, ni drogué. Personne n’est aussi naïf. Personne ne s’intéresse vraiment aux vrais héros de notre temps que sont les gens ordinaires comme vous et moi. Personne n’est aussi simple que lui et j’essaie de me glisser dans cette tendre intimité. C’est dire que Bréal et moi sommes un vieux couple. Parce que nous nous aimons ». C’est un très grand succès.

Il faudra attendre 1977 pour voir afficher une nouvelle pièce de Bréal, toujours montée par la Compagnie Fabbri : La Magouille ou la Cuisine française créée le 12 septembre 1977 au théâtre de l’Œuvre. C’est là encore une fable historique : un policier, apprenant le débarquement de Napoléon au Golf Juan, ne sait à quel saint se vouer. Le malheureux, chargé du maintien de l’ordre, ignore où se trouve cet ordre car, en un rien de temps, la France change quatre fois de régime : l’empereur, le roi, de nouveau l’empereur, derechef le roi. L’action se complique du fait qu’elle se déroule dans le logis de son frère, un anarchiste, maître de postes à Sisteron.

La pièce est mollement accueillie par la critique qui se réfère avec indulgence et nostalgie aux précédents spectacles du duo Bréal-Fabbri. « Une fantaisie apparemment décousue » Georges Lerminier « De la bonne humeur un peu forcée, hélas » Pierre Marcabru. « La pièce appelle les épithètes de creux et de balourd » Dominique Jamet La Magouille  marquera la fin de la collaboration Bréal-Fabbri.
C’en sera fini de l’auteur dramatique. Le dentiste aura le dernier mot pendant les treize années suivantes. Pierre-Aristide Bréal s’éteindra le 30 juillet 1990, à Sartrouville, près de Paris.

(3)  Paul-Louis Mignon – Le Théâtre de A à Z – Éditions de l’Avant-Scène.

          3.  Quelques pièces

                                                             EDMÉE

 Analyse

Edmée est une solide paysanne qui n’a épousé Léon que dans l’espoir d’hériter des écus de la tante Léontine. Hantée par le désir d’être riche, elle est prête à assassiner tout son entourage, changeant de victime à tour de bras, et n’hésitant pas à transformer en complice celui qu’elle avait auparavant prévu de trucider.

Critiques

« L’auteur a agencé les rebondissements, retournements, coups de théâtre, coups de gnole, coups de poison, coups de poing et coups de souliers sur la tête de cette farce avec la sûreté de main d’un vieux vaudevilliste. Son dialogue est savoureux et charnu ».
Paul GORDEAUX – France-Soir

« Par sa verve salée, sa roide verdeur et sa langue agile, Edmée ne déroge point à une tradition dont chaque génération dramatique fournit les mainteneurs. Elle nous confirme les dons de l’auteur de Ils étaient trois camarades et de L’Absent ».
Gustave JOLY – L’Aurore

« BRÉAL nous offre une farce paysanne, amusante au début, un peu longuette sur la fin, dont les personnages, peints de couleurs vives et solidement dessinés, valent beaucoup mieux que les habituels fantoches de ce genre de divertissement. Ses paysans, sculptés comme des santons, très vivants et fort bien observés, ne sont pas, à tout prendre, si éloignés de ceux de Zola qu’ils pourraient paraître au premier abord. Cupides, roublards, méfiants, salaces, ils nous font rire pendant trois actes avec des mots souvent justes et des situations qui frisent à chaque instant la tragédie ».
André-Paul ANTOINE – Aux Écoutes

                                                            LES HUSSARDS

 Analyse

Deux hussards, occupants français dans l’Italie de 1800, victimes de leur naïveté et de leur flemme, ont à choisir : ou accepter d’être passés par les armes, ou consentir à ce que des civils innocents paient pour eux.

Critiques

« Tragie-comédie ou farce ? Les trois petits actes de P. A. BRÉAL sont en tous cas imprégnés d’une cocasserie indéniable. Il a le goût de la satire, le sens de la bouffonnerie, heureusement car l’histoire qu’il nous conte avec une férocité presque invisible, une légèreté volontairement clownesque, je connais cent mauvais dramaturges qui en eussent fait une prétentieuse tragédie philosophique ».
Jean-Jacques GAUTIER – Le Figaro

« Sur un thème dont Albert CAMUS ou Thierry MAULNIER auraient tiré la trame d’un drame hautement philosophique, P.A. BRÉAL a brodé de la grosse laine dont on fait les galons, un allègre vaudeville militaire émaillé de quelques sketches du plus réjouissant effet. Il arrive que l’auteur s’essouffle quelque peu. Mais le spectateur n’a guère le loisir de s’en apercevoir. En effet, la troupe que commande  Jacques FABBRI joue la pièce au galop de charge ».
Max FAVALELLI – Paris-Presse

« J’avais beaucoup aimé le comique noir mais truculent de L’Edmée de M. BRÉAL. Sa nouvelle pièce a les mêmes qualités d’humour et d’invention. Ce petit drame de l’occupation française en Italie pendant les campagnes de Bonaparte, eût pu être sinistre ou gênant ; il est cocasse, plein de verve et de goût. Ses trois actes sont dominés par cette question : lequel de ces gens que nous voyons vivre, et heureux de vivre, va être fusillé ? Il fallait tout l’esprit de M. BRÉAL pour jouer sans danger avec cette situation. Il y a réussi ».
Jacques LEMARCHAND – Le Figaro littéraire

                                                              LES SUISSES
Analyse

Le 10 août 1792, le peuple a envahi les Tuileries. Les gardes suisses ont tiré sur la foule qui les a massacrés. Quelques-uns réussirent à s’échapper et à sa cacher. Les deux gardes Hans et Latoison se sont réfugiés chez Angélique, une blanchisseuse d’origine suisse. Ces trois suisses décident de fuir la France et de regagner le pays natal. Mais un mouchard a prévenu la police…

Critiques

« P.A. BRÉAL est un auteur d’une espèce assez particulière. Il fait beaucoup rire, mais jamais bassement. Il traite sur le mode badin des sujets graves. Il est parfois clair, sans platitude aucune. Il n’appartient ni au boulevard, ni à l’avant-garde. Il peut être joué sur la rive gauche comme sur la rive droite. Il a de quoi plaire à tous les publics, du plus facile au plus exigeant. Il a trouvé en Jacques FABBRI l’interprète et le metteur en scène idéal. Sa nouvelle pièce confirme en tous points l’excellente réputation qu’il s’est acquise avec ses précédents ouvrages ».
Christian MEGRET – Carrefour

« Rarement conjonction fut plus heureuse que celle de Jacques FABBRI et de P.A. BRÉAL. Plus qu’aucune autre, les pièces de celui-ci s’accordent à ce style pétulant, clownesque de FABBRI, qui procède du jeu de Scaramouche, des pitreries de Pulcinella, des pirouettes de l’opéra bouffe, et des bouffonneries de la comedia dell’arte. Cette pièce Les Suisses, comme Les Hussards et La Grande oreille, est une de ces réjouissantes farces historiques pétant de santé comique, dont P.A. BRÉAL a la spécialité. À mi-chemin entre du Victorien SARDOU parodique et de l’Alexandre DUMAS rewrité par Max LINDER.
Jean MARA – Minute

« Il ne faut pas chercher des vues profondes dans cet agréable divertissement, joué avec rapidité et entrain par M. FABBRI et sa compagnie. M. BRÉAL a un talent léger et charmant, il a de l’humour, de la gentillesse et du métier. De temps en temps il trouve des formules faciles et amusantes : « le linge sale n’a pas d’odeur » ou « même expéditive, la justice doit donner l’impression d’être juste »… Savoureux spectacle, qui doit avoir du succès ».
Jean DUTOURD – France-Soir

          4. Œuvres dramatiques

30 octobre 1935 – Trois Camarades – Théâtre de l’Atelier
18 juin 1942 – Diable au cœur –(avec Marcel OGER) Théâtre des Noctambules
1er décembre 1944 – L’Absent – Théâtre de Poche
23 mars 1951 – Edmée – Théâtre de la Huchette
15 décembre 1953 – Les Hussards – Théâtre des Noctambules
20 février 1956 – Jules – Théâtre Antoine
3 décembre 1962 – La Grande oreille – Théâtre de Paris
1968 – Les Suisses – Théâtre du Vaudeville (aujourd’hui l’Européen)
12 septembre 1977 – La Magouille – Théâtre de l’Œuvre.

          5.    Extrait :   LES HUSSARDS

ACTE 1

En Italie, en 1796, pendant la première campagne de Bonaparte. Nous sommes chez Joseph Lippi, drapier — quelque part dans la milanaise. Au lever du rideau, Marie Lippi, femme d’une cinquantaine d’années, mesure une pièce de drap que lui achète Mme Baglione. Assis sur le comptoir, regardant la scène, Joseph Lippi — grand et gras, la soixantaine — une bouteille de chianti sur les genoux et un verre à la main.

Mme Baglione : Le curé dit qu’ils vont occuper toute la province.
Maria Lippi : Cinq…, six…, sept… ( Elle continue à mesurer. )
Mme Baglione : Le curé dit qu’ils se conduisent avec la sauvagerie la plus effrayante. De vrais diables de l’enfer !

Joseph Lippi : Pour nous la guerre est finie, Madame Baglione ! Les Autrichiens n’ont pas voulu signer ! Qu’ils se débrouillent…, mais croyez-moi, qu’est-ce que les Français viendraient faire ici ? Milan est à plus de quarante kilomètres… et, tenez, à Milan, je le tiens de César Carotti qui a toujours de bonnes informations, ma foi, à Milan, les Français se conduisent très correctement. Ce qu’ils prennent, ils le paient en bon argent… comptant.

Mme Baglione : À Milan ! Et qu’est-ce qui loge à Milan ? Les chefs, l’état-major, mais dans les campagnes, qui va venir ?… La troupe ! La racaille, Joseph Lippi ! De la racaille ! Ils vous paieront votre bonne étoffe en assignats, qui n’ont même pas cours dans leur propre pays.

Joseph Lippi : À Milan, ils paient en or, César Carolli me l’a affirmé.

Mme Baglione : En or ?

Joseph Lippi : En or !

Mme Baglione : Eh bien ! moi, je tiens de Raphaël Visenti, qui vient de rentrer de la bataille, lui — pas comme vous ni comme votre fils Pietro, il n’a pas eu peur de se battre, lui —, eh bien ! ce qu’il raconte sur la conduite de ces sauvages, c’est à faire frémir. Et ils brûlent, et ils pillent, et sans respect ni pour les églises, ni pour les magasins, ni pour les femmes, qu’elles soient vieilles comme moi ou jeunes comme votre bru, et en tête de leurs régiments, savez-vous qui marche ? La guillotine !

Maria Lippi : La guillotine ! Santa Maria !

Mme Baglione : La guillotine !

Joseph Lippi : Et moi, je tiens de César Carotti que ce qu’ils prennent, ils le paient en or. Ils entrent dans un magasin — César Carotti a son père qui est cordonnier là-bas, à Milan ! Ils entrent chez le père de César. Des bottes, il en a plein deux pièces grandes comme celles-ci… Ils les achètent toutes. Ils signent un papier à César et le lendemain — vous entendez, le lendemain — César touche la somme en louis d’or à l’hôtel de ville. Ont-ils marchandé ? Non. Ont-ils regardé sur la qualité ? Pas plus. Et César a gagné plus dans sa journée que depuis les vingt ans qu’il travaille ! La guerre, c’est la bataille, bien sûr, mais c’est aussi vendre des bottes pour chausser les soldats et du drap pour les habiller, qu’ils soient amis ou ennemis.

Mme Baglione : Eh bien ! moi, le temps de faire des culottes à tout mon monde, hommes et filles, on selle les chevaux, on attelle les carrioles et on quitte la ferme.

Maria Lippi : Abandonner votre ferme !

Mme Baglione : Le bétail, on le poussera devant, et jusqu’à Naples, chez mon cousin Leone. Voilà où nous irons.

Joseph Lippi : Si les Français le veulent, ils seront avant vous à Naples, croyez-moi.

Mme Baglione : Eh bien ! grâce à Dieu, Leone a des bateaux pour son commerce, et jusque chez les Arabes nous irons, mais nos filles ne leur verront pas la face, à ces Français… moi vivante ! Si vous restez, Joseph Lippi, je vous le prédis, ils pilleront votre magasin, ils violeront votre bru et même Maria Lippi, votre épouse…

Maria Lippi : Madame Baglione !…

Mme Baglione : J’ai soixante-dix ans et j’ai vu bien des malheurs, et ma grand-mère a vu les Espagnols, alors !… L’homme le plus doux dans son ménage, quand le voilà parti pour la guerre, à quoi rêve-t-il ? À profiter de tout tant que Dieu le laisse en vie et à profiter sauvagement, gloutonnement en jouant du sabre et du fusil, s’il lui est nécessaire de prendre son plaisir par la force. Ils vous fusillent, vous et tous les gens du village, si votre tête ne leur revient pas. Dans ma famille on a connu toutes les invasions, depuis Hannibal et, ma foi, qu’ils soient Carthaginois, Espagnols, Autrichiens ou Français, pour moi, c’est du pareil au même, et il y a eu assez de bâtards dans ma famille pour que mes filles et mes petites-filles n’en ajoutent pas un qui soit de sang français.

Joseph Lippi : Et qui les commande, ces Français, Madame Baglione ? Un des nôtres tout de même. Il est Italien ce petit Buonaparte, il faut y penser !

Mme Baglione : S’il est Italien, alors pourquoi ne va-t-il pas à la tête de nos troupes se battre en France contre les Français ?

Joseph Lippi : Peut-être que nos troupes, elles n’y tiennent pas tellement, Madame Baglione… et puis ce sont les secrets de la politique. Il est Italien et il se bat contre les Italiens. Réfléchissez. Ce n’est pas sérieux. C’est pourquoi, moi, je ne crois pas que ce soit une vraie guerre, Madame Baglione, et César Carotti pense comme moi. D’ailleurs à Milan toute la fine fleur de notre aristocratie et de notre bourgeoisie, elle leur fait le sourire aux Français ! Alors ? Tout cela n’est pas sérieux. D’ailleurs, la preuve ? Notre armée s’est-elle vraiment battue ? Non… Réfléchissez… En trois jours les Français sont aux portes de Milan. Si notre armée avait voulu se battre, mais nous serions au cœur de la France — pour le moins — Madame Baglione ! Rappelez-vous César, pas Carotti, Jules le Grand César. Nous avons rompu le contact parce que nous avons compris que ce n’était pas sérieux. Qu’il se batte avec les Autrichiens, le Bonaparte, d’accord, ça se comprend. Mais avec nous ?… Pourquoi se battrait-il avec nous, Italiens comme lui ? Madame Baglione, réfléchissez !

( Entre Raphaël Visenti.)

Raphaël : Votre cheval a cassé sa bride, Madame Baglione, et si je n’avais pas été là, il rentrait sans vous à la ferme.

Mme Baglione : Raphaël Visenti, toi qui as été te battre, raconte-leur ce que tu as vu.

Raphaël : À la guerre, vous savez, on ne voit pas grand-chose, mais la balle qui m’a frappé la jambe, je l’ai bien sentie.

Mme Baglione : Mais dans les villages, raconte-leur…

Raphaël : Les villages où l’on se bat, vous savez, ce n’est pas beau… La troupe qui vient défendre le village, elle pille parce qu’en cas de retraite il ne faut rien laisser à l’ennemi…, et l’ennemi, lui, quand il entre dans le village, il pille ce qui reste… et quand il ne trouve pas assez, il se fâche et il met le feu, et les hommes et les femmes qui sont restés, ma foi, tant pis pour eux.

Joseph Lippi : Tu as vu ça, toi ?

Raphaël : J’ai vu ça, oui.

Maria Lippi : Santa Maria ! quelle honte !

Raphaël : Ma foi, l’armistice est signé, Maria Lippi, et ma jambe va déjà mieux, et si Mme Baglione me reprend comme valet quand elle ira tout à fait bien, alors je faucherai le blé comme auparavant… et ma guerre sera oubliée…

Mme Baglione : El les femmes, dis-leur ce qu’ils font aux femmes.

Raphaël : Aux femmes… Ma foi, je n’ai pas assisté, mais celles qui m’ont raconté en tremblaient encore…, ça c’est vrai !

Maria Lippi : Joseph, il faut s’en aller.

Joseph Lippi : Laisser la marchandise ! Ils paient en or à Milan. Et s’ils paient en or à Milan, pourquoi veux-tu qu’ils ne paient pas en or ici ?

Maria Lippi : S’ils faisaient du mal à Elisa, j’en mourrais, Joseph !

Joseph Lippi : Sommes-nous encore en guerre ? Non. L’armistice est signé. Et puis ils ne viendront pas ici… Personne ne songe à se battre ici, voyons, ni à se révolter contre eux. Notre revanche sera de leur vendre cher ce qui est bon marché et de leur vider le porte-monnaie jusqu’au dernier liard.

Mme Baglione : Ma foi, faites à votre guise, mais quinze fois ils ont violé la même femme, n’est-ce pas, Raphaël Visenti ?

Raphaël : Quinze fois, c’est beaucoup peut-être, mais deux ou trois fois, oui, et celles qui me l’ont raconté en tremblaient encore. De vrais diables, Joseph Lippi, de vrais diables, avec des dents comme des loups et des yeux qui luisent comme la lame du sabre, et qui vous emportent dans leurs bras à travers champs et qui vous versent contre le talus et qui vous font subir l’outrage, que vous n’avez pas le temps de vous apercevoir de ce qui vous arrive. Voila ce qu’elles disent, les femmes, et elles en tremblent encore en le disant.

Maria Lippi : Santa Madona !

Raphaël : Bien sûr, si j’étais marié ou fiancé, je prendrais la fille, la mettrais sur le mulet ou le cheval ou dans la carriole, et en route vers le sud.

Joseph Lippi : Allons donc, l’armistice, c’est l’armistice ! Dans le combat, bien sûr, pas de quartier. C’est la loi de la guerre, on la connaît comme les autres.

Mme Baglione : Et où l’aurais-tu apprise, Joseph Lippi ?

Joseph Lippi : Et les livres, Madame Baglione ? Est-ce qu’on ne peut pas s’instruire dans les livres ?

Raphaël : Vers le sud, voilà où j’irais si j’étais marié !

Joseph Lippi : Et si les Français vont vers le sud, qu’est-ce que tu fais ?

Raphaël : Je vais encore plus loin dans le sud.

Joseph Lippi : Et devant la mer, qu’est-ce que tu fais avec tes ballots et ta marchandise et ton étoffe qui se perd d’être traînée sur les routes ? Hein, qu’est-ce que tu fais devant la mer ?

Raphaël : II y a des bateaux… J’en prends un…

Joseph Lippi : Et tu vas t’empaler sur le premier rocher venu et tu coules avec ta marchandise…

Raphaël : Et nager, on ne peut pas, non ?

Joseph Lippi : Et tous tes velours perdent leur couleur d’avoir été trempés dans la mer, et ta finette et ton drap et ta satinette et ta cheviotte…, et te voilà ruiné et en passe de mourir noyé. Belle avance !

Mme Baglione : Maria Lippi, ma foi, faites a votre convenance, mais s’ils emprisonnent Pietro, votre fils. et fi l’honneur d’Elisa, sa gentille femme, ils le prennent, tant pis pour vous. Je vous aurais donné le bon conseil. Viens, Raphaël, porte les paquets dans la voiture et reconduis-moi a la ferme. La jument a le pied vif et j’ai les mains lentes. En venant, elle a failli me verser deux fois… Et si le cœur t’en dit, je t’emmène à Naples avec nous.

Raphaël : Ma foi, je n’osais pas vous le demander, Madame Baglione, mais Naples, voyez-vous, c’est une ville où j’ai plus d’un souvenir et j’aurais plaisir à la revoir.

Mme Baglione : Et puis il peut y avoir des brigands sur les routes. Tu sais tenir un fusil, tu peux nous être précieux.

Raphaël : Un fusil, sûr que je sais le tenir. Et si les Français n’avaient pas été des diables sortis de l’enfer, sûr. nous les aurions battus, mais plus on tirait, plus il en venait. Ils levaient devant nous comme une moisson de sorcière, et j’en avais les mains noires de poudre et mon fusil était plus chaud qu’une braise et j’en avais les bras cassés. Bourre…, épaule…, tire…. bourre…, épaule…, tire, et j’en ai encore la marque de la crosse, là, regardez… On est cerné, qu’on crie, on est cerné, et me voilà dévalant la colline avec les autres, culbutant dans les ornières et dans les ronces et on se retrouve en bas le cœur à bout de course dans la poitrine… Le temps de reprendre son souffle et il faut courir et encore courir. C’est la guerre, et les diables qui vous poursuivent et vous canardent comme de la volaille. C’est la guerre !

Maria Lippi : Santa Madona !

Joseph Lippi : Qu’ils tirent sur les Autrichiens, je le comprends, mais pourquoi, sur nous ? Qu’est-ce qu’on leur a fait. aux Français, veux-tu me le dire, Raphaël ? Qu’est-ce que je leur ai fait, moi, et toi, hein ?

Raphaël : Si la réquisition ne m’avait pas fait marcher au canon, sûr que j’aurais mieux aimé rester au village. Mais la réquisition me dit : Marche, et j’ai marché, et j’ai fait mon lion comme les autres et j’ai chargé et j’ai déchargé le fusil, et j’ai gagné ma blessure sans même voir le diable qui me tirait dessus !

Mme Baglione : Des diables, voilà le vrai, Raphaël, le curé le dit aussi, pour moi cela me suffit. Le diable, les filles ne doivent pas le regarder en face ou elles peuvent devenir stériles pour le reste de leurs jours, et je veux avoir des petits-enfants.

Raphaël : Avec ces diables-là, Madame Baglione, la stérilité, il n’y a pas à craindre, c’est plutôt son contraire !

Mme Baglione : Tu plaisantes les malheurs de ta patrie, monstre, je ne veux plus te voir. Adieu, et que les Français vous pillent et vous embrochent et vous encornent. Moi je suis une Italienne de la bonne race et j’irai aussi loin qu’il faudra, mais le Bonaparte aura beau courir, ses jambes ne seront jamais assez longues pour me rattraper.

Raphaël : Madame Baglione, Madame Baglione…

( Elle sort, il la poursuit. )

Maria Lippi : Et les enfants qui ne sont pas rentrés !

Joseph Lippi : Bah !

Maria Lippi : Sa blessure tout de même il l’a eue, sa blessure, et la marque où il mettait le fusil ! Et la bataille… courir…, encore courir. Moi. le froid me montait au coeur en l’entendant parler. La paix est signée, bien sûr, mais les Français se battent encore contre les Autrichiens, et le droit de réquisitionner chez nous tout ce qu’ils voudront, qui leur refusera ? Et sur César Carotti qui prétend qu’ils paient en or, sais-tu ce qu’on m’a raconté ce matin… Qu’il avait tout déménagé son magasin pendant la nuit et qu’il préparait ses charrettes pour partir !

Joseph Lippi : En or, il me l’a dit.

Maria Lippi : II a peut-être eu d’autres nouvelles de ses fournisseurs de Milan. Bien sûr. au début pour amadouer et taire sortir la marchandise, les Français ont peut-être payé en or, mai- la marchandise sortie au grand jour, ils ont changé l’or en assignats.

Joseph Lippi : Tu as du raisonnement, ma femme, et ça pourrait bien être vrai. Avec ces damnés, il faut s’attendre à tout. Mais enfin, c’est hier qu’il m’a dit cela. En or Joseph Lippi… en or… Je vais faire un saut jusque chez lui, je veux en avoir le cœur net.

( Entre César Carotti. )

César Carotti : Joseph Lippi, il faut partir.

Joseph Lippi : Partir, César Carotti ! Hier tu me dis qu’ils paient en or et aujourd’hui il faut partir.

César Carotti : Dans la nuit — j’étais couché bien tranquille — on frappe. Je me sentais bien dans ma chaleur, je ne bouge pas. On frappe a en fendre les volets. Ma femme prend peur et moi pas rassuré non plus. « Qui frappe à me tirer du lit en plein sommeil ? » que je dis. Et je reconnais la voix d’André Magnani, un représentant de mon fournisseur de Milan. « César Carotli, qu’il me dit, vous être un bon client et du cuir, je vous en ai vendu plus qu’aux cent autres cordonniers de la région, je n’ai pas voulu passer près de chez vous sans venir. Je m’en vais avec ma femme et mes filles et ma mère à Sienne où j’ai des cousins. » Et je m’avance sur la rue et je vois la voiture et le cheval et des têtes sous des couvertures et deux enfants endormis. « Ça va mal avec les Français, qu’il reprend, et les voilà qui raflent tout et sans payer rien. Du papier qu’ils donnent avec des signatures que tu ne connais pas. Videz la boutique et partez, qu’il me dit encore, parce que, dans les villages où ils n’ont rien trouvé, ils se sont fâchés…, et quand ils se fâchent, il n’y a pas pire… »

Maria Lippi : Santa Maria !…

César Carotti : Et le voilà qui remonte en voiture et qui fouette son cheval si fort que tous les ressorts en ont crié comme si tu les sciais par le milieu. « Ferme la porte, que me dit ma femme, tu vas prendre froid. » Mais je tremblais si fort que la serrure, je ne la trouvais plus, et que voilà ma femme qui tombe à genoux et qui pleure à s’en fendre la poitrine. Holà, que je crie, mes bottes, ils ne les auront pas, et jusqu’au petit jour on a chargé les charrettes sans prendre même le temps de passer quelque vêtement par-dessus la chemise. C’est fini. Je pense à toi et je te dis : Pars, Joseph Lippi. Moi, je vais à Salerne où le père de ma femme a des vignes. Vendre des bottes là-bas ou ici, c’est toujours vendre des bottes. Allez, salut ! La famille m’attend. Bonne chance !

( Il est sorti. )

Joseph Lippi : César ! Eh ! César !… Les étoffes, les étoffes, qu’on empile les étoffes… Maria… Pietro… Elisa… Cosirna…, empilons… empilons…