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Claude-André Puget

par Jean-Jacques Bricaire

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Claude-André Puget . Collections A.R.T.

ou
Un poète au théâtre

Un Niçois habité par la poésie, envoûté par le surréalisme. Dans les années 1938, il fut le premier auteur à s’intéresser à la jeunesse, à la mettre en scène, à dépeindre ses problèmes, ses aspirations, ses passions. Après avoir vanté l’amour de la vie, il s’éteindra dans le désespoir.

1. Un auteur dramatique en herbe
2. Les débuts parisiens d’un auteur parisien
3. Un triomphe consacrant la jeunesse
4. Les Difficultés d’un auteur pendant l’Occupation
5. Premières déceptions
6. La Tristesse des dernières années
7. Quelques pièces
8. Oeuvres dramatiques
9. Extrait : « Un nommé Judas »

 

1. Un auteur dramatique en herbe

Claude-André Puget est né à Nice le 21 juin 1905, premier jour de l’été, saison magnifiée par la poésie, poésie qui allait harmoniser toute sa vie. Il a à peine dix-huit mois lorsqu’il est abandonné par son père, et est élevé par son grand-père maternel, fils naturel d’un gentilhomme breton qui était venu de Paris à Nice à pied en 1845 pour fonder  Les Échos de Nice, premier journal du pays rédigé en français.

Claude-André, élève au lycée de sa ville natale, bénéficie d’un remarquable professeur de philosophie qui porte un nom magnifique : Farigoule, possède une barbe assyrienne et publie sous le pseudonyme de Jules Romains. À l’âge de 13 ans et demi, il a la révélation de son talent d’auteur dramatique, à l’occasion d’un devoir de français dont le sujet consistait à réunir et à faire parler les personnages décrits par Célimène dans la fameuse scène des portraits du  Misanthrope . Le travail du jeune Puget est tellement apprécié par le professeur que ce dernier déclare devant toute la classe que celle-ci vient de s’enrichir d’un auteur dramatique. La passion du théâtre s’empare alors de tous les élèves, qui organisent des tournées au bénéfice des orphelins de guerre. On joue  L’Anglais tel qu’on le parle  de Tristan Bernard. Dans la troupe, Marcel Cabridens, devenu plus tard Marc-Cab, auteur de revues et d’opérettes, et également un élève tendre et joufflu qui joue les ingénus et  deviendra juge de paix. En 1918, la troupe écrit et monte son dernier spectacle, une revue intitulée  En avant Mars. Bien des années plus tard, à la fin d’une représentation d’une de ses pièces, Puget voit débarquer un ancien camarade de lycée qui lui dit : « Bravo mon vieux. Mais ça ne vaut pas ton devoir sur le salon de Célimène ».

Après sa licence de lettres et sa licence de droit passées à Aix, Puget commence, comme son ami Georges Neveux, par le Barreau, secrétaire d’un important avocat pour lequel il plaide d’innombrables causes en Correctionnelle. Avocat-stagiaire, sa connaissance relative du droit le fait vivre dans une perpétuelle anxiété. Il se console avec la poésie qui est son véritable univers. Il partage cette passion avec Georges Neveux et Maurice Jaubert, compositeur qui deviendra célèbre et écrira de très courtes pièces de piano que ses deux complices rédigent pour lui afin qu’il les mette en musique. En évoquant son amitié avec Georges Neveux, il dira : « Nous étions impécunieux et plus riches d’illusions que d’espèces ». En 1923, à 18 ans, il publie un recueil de poésie,  Pente sur la mer, en 24  Matin aux Oliviers  et en 27 un petit livre de poèmes en prose  Miracle du dormeur . Dans  Pente sur la mer, Jules Romains écrit dans la préface: « Claude-André Puget, poète de 20 ans, publie sa première plaquette. Je souhaite que cette phrase, toute modeste aujourd’hui, prenne dans l’avenir quelque résonance solennelle ».

Jules Romains ne s’était pas trompé sur l’avenir de Claude-André Puget, mais il n’en avait pas prévu l’orientation. En effet, le théâtre l’habite autant que la poésie et il écrit deux pièces  Nikibis ou la gloire toute faite  et  Le Profil de Robespierre . Il reste néanmoins poète, mais poète de théâtre. « Après  Matin des Oliviers, sans doute aurais-je continué à poser mes pas dans les traces de Moreas et de Samain si, à cette même époque, je n’avais fait une découverte bouleversante : le surréalisme. Georges Neveux me révèle les laboratoires de Breton et Tzara. Je dois tout réviser, et le titre de mon troisième recueil de poèmes  Miracle du Dormeur ».

2. Les débuts parisiens d’un auteur parisien

Il adresse  Profil de Robespierre  au surréaliste Jacques Thery qui le fait venir à Paris pour tenir la rubrique théâtrale dans  Bravo , nouvel hebdomadaire du spectacle dont le rédacteur en chef est André Lang qui deviendra un des meilleurs amis de Claude-André. Cette collaboration dure un an, durant lequel il interviewe Crommelynck, Salacrou, Achard, et Jeanson avec lequel il entretient d’amicales relations.

C’est avec lui qu’il écrit une comédie en un acte  Pas de taille , créée au Grand Guignol le 8 décembre 1930. Il a le pied à l’étrier et écrit en quatre mois, aux environs de Grenoble,  La Ligne de cœur. Berthe Bovy, sociétaire de la Comédie-Française et épouse de Pierre Fresnay, prend connaissance de la pièce qu’elle adresse à Robert Trebor, directeur du théâtre Michel. Ce dernier envoie un télégramme à Claude-André lui demandant de venir immédiatement à Paris, car il retient la pièce qui sera créée le 23 septembre 1931 par Pierre Fresnay et Hélène Perdrière. C’est l’histoire d’une jeune femme qui, vêtue en costume de vénitienne du 18ème siècle, avec tricorne, dentelles et loup de velours, se rend à un bal masqué et se trouve bloquée dans un ascenseur. Elle en est délivrée par un jeune homme qui a le coup de foudre et qui, pour la rejoindre, va la retrouver au bal, déguisé en Arlequin. Mais entre temps, l’inconnue a changé de costume avec une amie, et notre héros se méprend. La dame à laquelle il fait alors la cour le déçoit beaucoup, et il fait part de sa déception et de ses confidences à un personnage, déguisé lui aussi, et qui n’est autre que le mari de l’héroïne. Lorsque celle-ci vient le retrouver, il s’aperçoit de son erreur, et nos deux amoureux pourront s’aimer. Quiproquos qui, certes n’ont rien de neuf, mais la critique saluera la grâce, la fraîcheur, la fantaisie charmante de la pièce, et le nom de Musset apparaîtra souvent dans les commentaires. «  Un accueil des plus chaleureux, soirée ravissante qui semble vouloir faire commencer la carrière de Claude-André Puget dans une atmosphère de bonheur ».

On retrouvera ce ton malicieux tendre et léger l’année suivante avec  Valentin le désossé, créé, toujours avec Pierre Fresnay et Hélène Perdrière au Théâtre Michel le 21 octobre 1932. L’auteur confirme là ses dons évidents de dramaturge. C’est Alice Cocéa qui avait été engagée pour interpréter le principal rôle féminin. Mais elle était victime à l’époque d’une psychose collective, le public et la presse la rendant responsable du suicide de son amant Victor Point, lieutenant de vaisseau, attaché naval à l’Ambassade de France à Londres, très apprécié dans l’Armée. Influencé par la rumeur publique, Claude-André Puget adresse alors un télégramme à Trebor, réclamant le remplacement d’Alice Cocéa. La situation est inextricable. C’est Paul Reboux, journaliste célèbre, qui conseille à Trebor de faire créer la pièce par une comédienne qui accepterait de jouer le rôle pendant les trente premières représentations. Ensuite, les passions s’étant calmées, elle serait, sous un prétexte quelconque, remplacée par Alice Cocéa. Toutes les parties se rangent à ce compromis qui s’avérera inutile, car la pièce ne dépassera pas les trente représentations. C’est un divertissement fin de siècle autour de l’étonnant visage du célèbre danseur du Bal de la Reine Blanche. Valentin est, dans sa vie officielle, clerc de notaire, très paisible, et fiancé à la fille de l’officier ministériel, mais dans sa vie cachée, mène celle d’un trépidant valseur à Montmartre, par ailleurs amant de la première danseuse de l’établissement. Pendant vingt ans, Valentin poursuivra cette double vie, et épousera la fille du notaire. Jusqu’au jour où il filera définitivement vers les flonflons qui l’attirent et les grisettes qui l’attendent. Il quitte l’étude en laissant un petit mot: « Je lève le pied ». Cette double vie du danseur est totalement inventée par l’auteur qui s’est inspiré du silence qui a toujours entouré la vie de Valentin. La critique rend à nouveau hommage à la fantaisie, la virtuosité et la sensibilité de l’auteur dont l’œuvre, pleine de jeunesse et de fraîcheur est baignée de poésie délicate et émouvante.

Toujours au théâtre Michel le 3 octobre 1934 : Tourterelle qui a pour cadre une agence matrimoniale. Pour l’auteur, la pièce est d’actualité, puisqu’il vient de se marier le 11 janvier 1933 avec Arlette d’Ambrosio, la cadette d’une grande famille de musiciens. Si la pièce est un échec, le mariage sera jusqu’au bout une réussite. Tourterelle est un poète dans son genre. D’une humble agence matrimoniale où il jouait le rôle obscur de candidat mari intérimaire, il a fait le palais de tous les mirages, la source de toutes les illusions. Il console, il guide, il conseille. Mais il est amoureux d’une cliente et c’est dans la simplicité de ce sentiment dépouillé de tout artifice qu’il trouvera le bonheur. La critique trouvera la fantaisie trop abstraite, manquant de légèreté et déconcertante par le mélange de force et de comédie. 25 représentations. Le 31 janvier 1933, Claude-André apprend la mort de son père, Théophile Puget, régisseur général du théâtre municipal de Tours où il tenait en même temps l’emploi de grand premier comique, décédé subitement au cours d’une représentation de  Hans le joueur de flûte. Claude-André Puget publie un nouveau recueil de poèmes  La Chute du Printemps  et travaille pour le cinéma à des dialogues qu’il qualifie de  besogne de main . Toutefois, le producteur André Paulve lui laisse la bride sur le cou pour le scénario et les dialogues d’une Carmen  tournée par Christian Jaque. Le résultat n’est malheureusement pas à la hauteur des espérances. Il prend une petite revanche sur  Tourterelle  en adaptant, en collaboration avec Virginie Vernon,  Les Amants Terribles de Noël Coward, dont le succès est considérable.

3. Un triomphe consacrant la jeunesse

Mais son vrai succès apparaît le 20 avril 1938, toujours au théâtre Michel, avec Les Jours heureux. La pièce conte une histoire d’adolescents aux prises avec l’amour et qui, en raison de l’intransigeance inhérente à leur âge, s’y jettent avec passion. Pour rendre jaloux son fiancé qui ne semble pas, à son goût, faire preuve de suffisamment de passion, une jeune fille, aidée de sa cousine, invente une histoire de flirt avec un aviateur qu’elle dépeint physiquement. Coup de théâtre, la porte s’ouvre et apparaît un aviateur, tout à fait conforme au portrait imaginé. S’ensuivra une histoire d’amour entre l’aviateur et les trois jeunes filles, toutes éprises du héros, bien entendu.

Ce qui fait le charme de la comédie, c’est la fraîcheur des sentiments exprimés par des adolescents, car il s’agit d’une pièce les mettant en scène, et eux seuls. On peut rapprocher la pièce de celle de Julien Luchaire créée l’année précédente Altitude 3200 qui contait également une histoire d’amour de jeunes gens et qui connût elle aussi un grand succès, mais la similitude s’arrête là. La critique est unanimement excellente: « Quelle délicieuse comédie, Quelle pièce ravissante, un très grand et très incontestable succès ». Cette pièce sur la jeunesse, avec la jeunesse, connaîtra 3000 représentations en France, car elle sera représentée par presque toutes les compagnies d’amateurs, les jeunes ayant adopté cette comédie comme la leur et en ayant fait leur emblème.

Le théâtre Michel, qui, décidément porte chance à Puget affiche le 29 avril 1940 Un petit ange de rien du tout  intitulé comédie féerique  par l’auteur. Cette pièce sera la dernière de l’auteur jouée dans ce théâtre. Un petit ange, qui a décidé de prendre forme humaine, entre chez Patrice par la fenêtre. Au lieu d’apporter la paix et le bonheur, il apportera le désordre et l’anarchie, car Patrice, qui était épris de Françoise, tombe amoureux de l’ange Myrièle. Tout rentrera finalement dans l’ordre lorsque Myrièle décidera de redevenir un ange. La pièce, qui avait pris un bon départ est stoppée en mai par la guerre, qui fait là une victime de plus.

3.
U
n triomphe consacrant la jeunesse

Mais son vrai succès apparaît le 20 avril 1938, toujours au théâtre Michel, avec Les Jours heureux. La pièce conte une histoire d’adolescents aux prises avec l’amour et qui, en raison de l’intransigeance inhérente à leur âge, s’y jettent avec passion. Pour rendre jaloux son fiancé qui ne semble pas, à son goût, faire preuve de suffisamment de passion, une jeune fille, aidée de sa cousine, invente une histoire de flirt avec un aviateur qu’elle dépeint physiquement. Coup de théâtre, la porte s’ouvre et apparaît un aviateur, tout à fait conforme au portrait imaginé. S’ensuivra une histoire d’amour entre l’aviateur et les trois jeunes filles, toutes éprises du héros, bien entendu.

Ce qui fait le charme de la comédie, c’est la fraîcheur des sentiments exprimés par des adolescents, car il s’agit d’une pièce les mettant en scène, et eux seuls. On peut rapprocher la pièce de celle de Julien Luchaire créée l’année précédente Altitude 3200 qui contait également une histoire d’amour de jeunes gens et qui connut elle aussi un grand succès, mais la similitude s’arrête là. La critique est unanimement excellente: « Quelle délicieuse comédie, Quelle pièce ravissanteUn très grand et très incontestable succès ». Cette pièce sur la jeunesse, avec la jeunesse, connaîtra 3000 représentations en France, car elle sera représentée par presque toutes les compagnies d’amateurs, les jeunes ayant adopté cette comédie comme la leur et en ayant fait leur emblème.

Le théâtre Michel, qui, décidément porte chance à Puget affiche le 29 avril 1940 Un petit ange de rien du tout  intitulé comédie féerique  par l’auteur. Cette pièce sera la dernière de l’auteur jouée dans ce théâtre. Un petit ange, qui a décidé de prendre forme humaine, entre chez Patrice par la fenêtre. Au lieu d’apporter la paix et le bonheur, il apportera le désordre et l’anarchie, car Patrice, qui était épris de Françoise, tombe amoureux de l’ange Myrièle. Tout rentrera finalement dans l’ordre lorsque Myrièle décidera de redevenir un ange. La pièce, qui avait pris un bon départ est stoppée en mai par la guerre, qui fait là une victime de plus.

4. Les Difficultés d’un auteur pendant l’Occupation

Du petit théâtre Michel, Puget passe aux Ambassadeurs, théâtre plus important et plus coté, avec  Échec à Don Juan  qui est joué 275 fois, et qui rencontre un véritable succès, avec Alice Cocéa et André Luguet. Une jeune femme impétueuse et désabusée, rétive à l’amour, rencontre Don Juan et décide de le duper. Elle se déguise en homme et parvient à piquer la curiosité du célèbre bourreau des cœurs. Elle arrive, par ruse, à le placer dans une situation ridicule, mais Don Juan lui rend, la même nuit, la pareille, lui faisant croire que le palais est en feu, que la mort les attend, et qu’ils n’ont plus qu’à s’aimer à la folie. Alors elle remet ses habits d’homme et ils se battent en duel. Elle le tue. Avant de mourir, Don Juan lui avouera son amour.

Le montage de la pièce connaît quelques sérieuses difficultés. Nous sommes en effet en pleine Occupation. Alice Cocéa, directrice des Ambassadeurs, doit monter une pièce d’Henri Jeanson  Les Mondes Interdits  lorsqu’elle apprend que l’auteur vient d’être arrêté et interné à Fresnes. Il n’est plus question de monter sa pièce. C’est alors qu’elle reçoit une carte de Claude-André Puget qui lui écrit: « J’ai une pièce pour toi et Luguet, et contrairement à ce que l’on dit à Paris, je suis un pur aryen ». Cocéa fait venir Puget à Cavalière où elle se repose. Il lui lit la pièce. Elle est emballée et pose la question à l’auteur: « Es-tu vraiment un pur aryen ? ». Les réponses de l’intéressé deviennent très vagues et embarrassées. Il est formel en ce qui concerne son père, mais évasif quant à sa mère: « C’est un drame de famille. On n’a jamais su ». Il garde le silence et part en disant: « Je m’arrangerai. J’arriverai à Paris avec des papiers en règle ». (1)

La Propagandastaffel (l’escadron de propagande) donne en effet son accord, mais alors que les répétitions battent leur plein, Puget arrive au théâtre pâle et défait: « On ne passera pas. J’ai été dénoncé. Par des Français naturellement ». Alice Cocéa, à la veille de présenter la pièce, effectue de nombreuses démarches, Madame Abetz, femme de l’Ambassadeur d’Allemagne, le Docteur Blacke, militaire responsable des questions juives. À force d’insistance, elle finit par obtenir l’autorisation de jouer la pièce. Mais le mystère demeurera toujours quant aux origines maternelles de l’auteur.

Le 20 décembre 1943, c’est la création du  Grand Poucet. Si l’auteur avait sous-titré :  Le Petit Ange,  comédie féerique, cette fois-ci on entre de plain-pied dans la féerie pure. L’action se situe au XVIème siècle. Le Petit Poucet a grandi et est devenu le Grand Poucet, seigneur considéré en raison de ses bottes de sept lieues. Mais les bottes sont usées et pour conserver son prestige, Poucet décide d’affronter à nouveau l’Ogre afin de lui en prendre une autre paire. Pour ce faire, il joue aux dés avec l’Ogre, et après avoir déjà perdu sa vie et sa jeunesse, il met en jeu sa fiancée, grande dame de la Cour, que l’Ogre fait venir et qu’il séduit. Poucet sera sauvé par une amie d’enfance. C’est l’œuvre dans laquelle Claude-André Puget a introduit avec le plus de bonheur la poésie qui l’habite toujours et qui aboutit à ce théâtre plein de charme et de fantaisie. La pièce devait, en un premier temps, être montée et jouée aux Ambassadeurs par Alice Cocéa. Puget voulait Eric Von Stroheim dans le rôle de l’Ogre. Cocéa se tourne alors vers Michel Simon qui déclare : « Moi, c’est le Poucet que je voudrais jouer ! ». Le projet est abandonné et la pièce sera montée au Théâtre Montparnasse. C’est un grand succès qui atteint 300 représentations, mais qui coïncide malheureusement avec une maladie qui oblige l’auteur à un silence d’une année.

(1) Alice Cocéa « Mes amours que j’ai tant aimées » Flammarion

5. Premières déceptions

La libération venue et la maladie enrayée, Puget fait jouer aux Bouffes-Parisiens  Le Saint Bernard  le 1er octobre 1946, un échec. Depuis ses débuts, l’auteur s’efforce de faire du neuf à chacune de ses pièces, alors qu’il aurait pu refaire vingt fois  La Ligne de cœur Le Saint Bernard  démarre comme un drame (un homme a disparu) et se transforme en vaudeville (on le retrouve, et lui qui passait son temps à aider les autres, décide de ne plus s’intéresser à eux parce qu’ils se paient sa tête). La pièce revire au drame ( une femme refuse d’aider son frère à rompre avec une maîtresse et celle-ci se suicide ) Retour à la comédie, psychologique cette fois (l’homme sauve la suicidée et se sert d’elle pour faire ce qu’il croit être le bonheur de la jeune fille à qui il est fiancé). Tout s’arrangera, mais ces variations accumulées aboutissent à une impression de malaise .(2)

La presse n’est pas bonne. Cet échec n’empêche pas la Comédie-Française de recevoir  La Peine capitale  qui sera créée Salle Luxembourg le 3 février 1948. C’est un drame noir qui se déroule au XVème siècle dans une petite principauté italienne, assiégée par les milanais et ravagée par la famine, la peste et le désespoir. La ville sera délivrée par son Duc Lionel, mais, sa liberté retrouvée, traumatisée par ses souffrances, se vautrera dans la pourriture. Le libérateur se sent coupable envers son peuple qu’il a entraîné dans une guerre de rapines. Alors il se fâche et se venge sur des innocents. Puisque le monde n’est qu’ignominie, il sera ignoble. Il viole, le soir de ses noces, Lucrèce, la femme de son frère Lorenzo qu’il poignardera avant de s’empoisonner. Tout s’achèvera donc à la manière élisabéthaine, dans un bain de sang.

La pièce, d’une durée inhabituelle – quatre heures – est diversement accueillie. Certains critiques évoquent Shakespeare, d’autres parlent d’une grande déception, et de faux chef-d’œuvre. Mais tous ayant reconnu que la pièce était trop longue, l’auteur a réduit le premier acte à un prologue de 17 minutes. Les coupures seront encore plus importantes lors de la reprise de la pièce le 12 juin 1952, toujours à la Comédie-Française, mais cette fois Salle Richelieu, car la pièce ne durera alors que 2 heures 1/2. La critique appréciera cette fois le mouvement rapide de la pièce et sa plus grande rigueur, le resserrement général accentuant la vigueur de l’action.

Après l’adaptation de  Miss Mabel  au théâtre Saint-Georges, qui devait marquer la rentrée de Ludmilla Pitoëff, et l’adaptation d’Un Conte d’hiver à la Comédie-Française, Claude-André Puget revient à la comédie avec  Le Roi de la fête. Les critiques de cette œuvre particulièrement romanesque révèlent un succès mitigé.

L’œuvre suivante, écrite en collaboration avec Pierre Bost, ne peut qu’inspirer le respect car elle évoque un sujet qui demande, pour le traiter, un certain courage. C’est  Un nommé Judas, créé à la Comédie Caumartin le 2 avril 1954. La pièce est défendue par Marguerite Jamois et Paul Meurisse en Judas. C’est un succès, en dépit de l’aridité du sujet.

Après une adaptation de  Pygmalion  d’après Bernard Shaw, Puget donnera sa dernière pièce originale  Le Cœur volant  créée au théâtre Antoine le 26 septembre 1957. Pour cette dernière œuvre, l’auteur n’avait pas rendez-vous avec le succès. Lui succéderont deux adaptations  Le Cœur léger  (d’après Samuel Taylor et C. Otis Skinner) à l’Athénée, et  Le Marchand de Venise  (d’après Shakespeare) à l’Odéon.

(2) Francis GARDEL – Résistance – 5-10-1946

6. La Tristesse des dernières années

Ne parvenant plus à se faire jouer, notamment  La Lumière noire, pièce écrite à nouveau en collaboration avec Pierre Bost, Claude-André Puget sombre dans la déprime. Ses amis, parmi lesquels André Lang l’entourent et tentent de lui redonner le moral. Ils l’envoient voir Pierre Daninos qui avait été atteint du même mal et l’avait surmonté.
Après une courte rémission, Puget sombre à nouveau. Poète, il ne possédait pas les moyens physiques de voir ses pièces se heurter à un climat d’indifférence ou de contestation. Les bonnes résolutions qu’il avait prises envers son épouse et ses amis disparaissaient, et le cancer finit par le terrasser.

Il s’éteint le 14 août 1975. À la Société des Auteurs, son Président d’alors, Jean Valmy, lui fait d’émouvants adieux en rappelant l’érudition, et la délicatesse du poète-dramaturge, au talent léger, charmant et puissant.

7. Quelques pièces

                                                          LE ROI DE LA FÊTE

                                                                     Analyse

Dans la capitale d’opérette d’un royaume balkanique, au milieu du 19° siècle, on s’apprête à célébrer une fête. Une coutume encore barbare veut que, pendant les cinq jours de fête, un condamné à mort prenne la place du roi, et qu’il use de toutes les prérogatives attachées au titre, y compris jusque dans la couche de la reine. Un noble, ancien carbonari qui avait jadis été dénoncé par le roi, prendra la place du baladin prévu pour les festivités, une dame d’honneur de la reine prendra la place de cette dernière. De ruse en tromperie, tout finira bien pour le héros qui ne voulait être le « roi de la fête » que pour rencontrer la reine dont il est amoureux».

Critiques

« En s’amusant beaucoup, en flânant comme le lièvre de la fable, l’auteur noue le plus aimable, le plus insensé des imbroglios, avec un escalier dérobé, un flacon de narcotique, des pistolets partout et, par le truchement de la comtesse, quelques clins d’œil au spectateur pour lui rappeler qu’on n’est pas sérieux ».
Renée SAUREL – Combat

« Nous acceptons les règles du jeu, où nous sommes menés de surprise en surprise par un ministre roué, un préfet de police zélé, un roi superstitieux, une reine sentimentale, une intrigante spirituelle et un ex-conspirateur séduisant, chevaleresque, sceptique et pourtant amoureux comme Ruy Blas. Il sort en souriant d’un roman de STENDHAL pour diriger cette ronde de personnages de SCRIBE…. Allez-y voir, vous y prendrez plaisir comme je l’ai fait, si vous avez soin de mettre ce soir-là votre âme simple, votre âme à contes bleus mouvementés ».
DUSSANE – Samedi-Soir

« L’idée est amusante. Sans doute l’exposition est un peu traînante. Dans la seconde partie de l’acte II le mouvement se ralentit. Mais l’acte III est excellent, et je l’ai dit bien souvent, le dernier acte d’une pièce est le jugement qu’elle porte et qu’elle nous incite à porter sur elle-même. Nous sommes partis satisfaits. J’ajoute que le spectacle est d’une beauté et d’un luxe exceptionnels ».
Gabriel MARCEL – Les Nouvelles Littéraires

UN NOMMÉ JUDAS

Analyse

Drame d’inspiration religieuse : Pourquoi Judas a-t-il trahi Jésus ? L’histoire d’un homme de bonne foi en proie à un débat de conscience, qui a voulu espérer, croire à quelque chose, jusqu’à sa mort, et celle de l’être qui est devenu tout pour lui parce qu’il croit, jusqu’à renoncer à l’amour, qui est aussi une raison de vivre. Un homme malheureux, torturé par le désespoir et l’espoir, qui souffre de la souffrance des autres, qui voudrait que le monde soit sauvé ( il paiera le prix qu’il faut ) et qui n’a d’autre espérance que l’espérance .

Critiques

« Cette pièce, écrite avec une sobre fermeté, dans un langage simple, naturel, familier, sans nulle recherche d’archaïsme, sans imitation de versets bibliques, s’écoute avec un vif intérêt ». Paul GORDEAUX – France-Soir

« Une pièce solidement et sobrement construite, sans longueurs, avec un dialogue théâtral efficace et un excellent rythme dramatique. La donnée en est ingénieuse ».
Thierry MAULNIER – La Revue de Paris

« Une œuvre sobre, poignante, d’une probe et vivante exécution, et dont -86- l’intérêt ne faiblit pas un instant. Elle vaut, au surplus, par un dialogue clair, précis, étroitement surveillé et, presque toujours d’une puissante résonance ».
Edmond SEE – Radio 54

« Tout cela est fort bien construit. Le dialogue est rude, direct et pareil à celui qui se tiendrait aujourd’hui sur quelque rivage méditerranéen entre des pêcheurs, des ouvriers et des artisans. À condition qu’ils aient des lettres ».
Jean GUIGNEBERT – Libération

Un nommé Judas, maquette originale de Leonor Fini
Un nommé Judas
mise en scène de Jean Mercure, décors et costumes de Leonor Fini

Collection A.R.T.


LE CŒUR VOLANT

Analyse

Les flibustiers auraient eu l’habitude de s’associer deux par deux par un « contrat de matelotage » par lequel ils mettaient tout en commun, y compris leur épouse légitime. Une jeune orpheline va se trouver confrontée à cette coutume. Elle est amoureuse d’un beau ténébreux qui l’enlève, mais, selon les règles de la flibuste, doit la donner en partage à son ami. Elle se trouve alors aux prises avec une étrange bigamie qu’elle ignore. Mais l’amour et la morale triompheront. La belle enfant pourra rester sur le « Cœur Volant » avec celui qu’elle aime, et lui seul.

Critiques

« Innocentes images d’Epinal où se retrouvent le moine paillard, le méchant tuteur et la marraine au verbe haut et au cœur large ; tous les personnages des romans feuilletons, avec leur vocabulaire, leurs tics, leurs manies plus ou moins heureuses, et parfois même leur vulgarité, car, pour éloigner la mièvrerie menaçante, l’auteur a placé, ici et là, quelques grossièretés bien inutiles ».
Pierre MARCABRU – Arts

« Oh ! le sage roman d’aventures romanesques pour jeune garçon qui commence à lire des histoires d’amour encore convenables. Tout est expliqué longuement, la fin archiprévue dès le début, la seule étreinte est limitée à ce que la décence honore et ces flibustiers n’ont de sauvage que la réputation. Car il s’agit des mœurs de la flibuste… Mais nous ne sommes pas sous « La Petite Hutte ». L’audace du « Cœur volant » s’arrête bien avant qu’il arrive quelque chose ».
Jean-Jacques GAUTIER – Le Figaro

« Grâce au très sûr et vif talent de Claude-André PUGET, la pièce développe avec humour et émotion, les conséquences comiques, romanesques et sentimentales d’une situation si insolite. Les scènes, amenées et filées avec dextérité, nous conduisent très agréablement jusqu’au « happy ending » prévu ».
Paul GORDEAUX – France-Soir

8. Œuvres Dramatiques

8-12-1930 – Pas de taille (en collaboration avec Henri JEANSON) – Grand Guignol
28-9-1930 – La Ligne de cœur – Théâtre Michel
21-10-1932 – Valentin le désossé – Théâtre Michel
7-10-1934 – Tourterelle – Théâtre Michel
8-12-1934 – Les Amants terribles (d’après Noël COWARD) – Théâtre Michel
26-4-1938 – Les Jours heureux – Théâtre Michel
29-4-1940 – Un petit ange de rien du tout – Théâtre Michel
18-12-1941 – Échec à Don Juan – Théâtre des Ambassadeurs
20-12-1943 – Le Grand Poucet – Théâtre Montparnasse
24 – 5-1945 – L e Printemps de la Saint Martin – Théâtre de la Potinière
1-10-1946 – Le Saint-Bernard – Théâtre des Bouffes Parisiens
3-3-1948 – La Peine capitale – Comédie-Française
3-12-1949 – Miss Mabel (d’après R. C. Sheriff) – Théâtre Saint-Georges
31-10-1950 – Un conte d’hiver (d’après SHAKESPEARE) – Comédie-Française
13-4-1951 – Le Roi de la fête – Comédie des Champs-Élysées
2-4-1954 – Un nommé Judas (en collaboration avec Pierre BOST) Comédie Caumartin
15-1-1955 – Pygmalion (d’après Bernard SHAW) – Bouffes Parisiens
26-9-1957 – Le Cœur volant – Théâtre Antoine
14-9-1959 –Le Cœur léger (d’après Samuel TAYLOR et C. OTIS-SKINNER) Théâtre de l’Athénée
20-9-1961 – Le Marchand de Venise (d’après SHAKESPEARE) – Odéon

9. Extrait. :  « Un nommé Judas »

ACTE PREMIER

Une salle en contre-bas, aux murs nus crépis à la chaux, qui ouvre au fond, par une porte surélevée, sur une petite cour. Une fenêtre plus large que haute, à verre dormant, translucide. Une autre porte sur le côté. Une cheminée. Une enclume. Un établi. Un lit de sangles. Des escabeaux. C’est un atelier modeste, mais pas misérable.Au lever du rideau, Léa est assise sur le lit de sangles, coudes aux genoux, tête baissée. Le petit Marc, dans un coin, fait son baluchon. De temps en temps, il renifle comme un enfant qui se retient de pleurer.

Bartholomé ( nous sommes chez lui ), Jacques, Thadée et Philippe poursuivent une conversation animée. Pendant tout le début de la scène, Léa, qui écoute tout, garde l’attitude de quelqu’un qui ne veut pas entendre. De temps en temps, elle jette, vers ceux qui parlent, un coup d’œil sans bienveillance ou bien elle hausse discrètement les épaules.

Bartholomé, dans une large exclamation d’incrédulité : Allez ! Allez !

Jacques : Quoi :  » Allez  » ?

Bartholomé : Pas d’histoires !

Thadéetourné vers les autres, les prenant à témoin : C’est des histoires ?

Bartholoméhaussant les épaules : Sur un âne !

Jacquesconfirmant : Sur un âne.

Bartholoménet : Vous vous foutez de moi !

Thadéepiqué : Bon ! Si tu veux.

Bartholomé : Enfin, vous n’allez tout de même pas me faire croire que, pour son entrée officielle…

Thadée : Bon ! Bon ! … Crois-le pas !…

Bartholomé : … Il se serait mis sur un âne !… Un âne… comme… enfin quoi… comme.. comme un âne !…

Philipperectifiant : Ah ! Pardon !

Jacques : Pardon !

Thadée : Attends un peu !

Jacques : On n’a pas dit ça.

Philippe : II y a âne et âne… Celui-là…

Jacques : C’était un grand. Un beau.

Philippe : Un bien nourri. Un reluisant.

Thadée : Un âne de riche.

Jacques : Gris.

Thadée : Gris tirant sur le bleu.

Philippe : C’est les plus rares.

Bartholoméapprouvant malgré lui : Oui… Et les plus chers.

Philippe : Exactement.

Thadée : Tu vois bien !… ( Reprenant ) Et qui n’avait pas peur. Malgré la foule. Et pourtant ça criait !

Philippe : Malgré les taons qui piquaient dur.

Thadée : Et surtout… fier. Voilà : fier.

Jacques : Fier comme s’il avait compris.

Thadéedoucement affirmatif : Mais… il avait compris.

( Un temps )

Bartholomécommençant à céder : Oui… évidemment, comme ça, j’aime mieux. ( Léa regarde Bartholomé avec mu petit sourire ironique, Il est un peu gêné et ne soutient pas le regard de Léa, lui reprend très vite sa position d’absente. Se rapprochant ) N’empêche que, moi, j’aurais pris un cheval.

Thadée : Oui, toi.

Jacques : Justement. Pas lui.

Bartholomé : Pourquoi ?

Thadée : Attends un peu !

Bartholomé, à Thadée : Oh ! tu m’agaces, toi ! ( Aux autres ) Vous ne pouviez pas lui trouver un cheval ?

Thadée : Naturellement si. Et d’ailleurs, nous aussi, oui… nous aussi on avait d’abord pensé a un cheval, comme toi, comme n’importe quel imbécile…

( Un petit rire de Léa. Thadée s’arrête et le reprend, après avoir regardé Léa )

( Gentil ) …Je veux dire : comme tout le monde… Seulement, nous, eh bien ! nous… on n’a pas été consultés.

Bartholomé : Ah ?

Philippe : II nous aurait demandé… on lui aurait dit : un cheval, bien entendu…

Thadée : Mais il nous a dit : « un âne ».

Philippe : Voilà.

Jacques : Et comme il a vu qu’on était un peu… comme toi…

Philippe : … Qu’il y en avait même qui allaient discuter…

Thadée : Comme toi…

Jacques : … Et ça, il le sent tout de suite, et il n’aime pas… Alors, pour qu’il n’y ait pas d’his­toires, il nous a expliqué que c’était dans les Écritures…

Thadée : … Et il nous a indiqué l’endroit où on le trouverait.

Bartholomé : Dans les Écritures ?

Thadée : Quoi : dans les Écritures ?… Ah !… Non !… L’endroit où on trouverait l’âne. On y est allés, il y avait l’âne.

Bartholomé : Ça !…( Il est frappé. Il regarde vers Léa qui ne bronche pas et il dit en hochant la tête comme pour lui-même, mais un peu à l’adresse de Léa ) Il y avait l’âne…

Philippe : II y avait l’âne. Alors, nous, du coup, tu comprends…

Jacques : On n’a fait ni une ni deux…

Bartholomé : Vous prenez l’âne…

Philippe : On prend l’âne.

Thadée : II monte dessus…

Jacquesravi : Et alors…

Philippe : Et alors, à partir de ce moment-là, Bartholomé, mon vieux…, toi qui nous parles d’un âne…, il n’y avait plus d’âne, tu comprends ?

Jacques : Ça n’était plus un âne !

Thadée : Non. C’était… une autre bête. Une… monture…

Jacques : Royale.

Thadée : Et encore, non !… Même pas une bête !… Un… un trône, tiens !… Un trône… qui s’avançait sur ses petits sabots, dans le soleil !…

Jacques : Nous, on avait coupé des branches aux palmiers…

Philippe : Aux oliviers… Aux lauriers-roses…

Thadée : Les copains aussi.

Bartholomé : Quels copains ?

Philippe : Ceux de Galilée…

Jacques : … Qui étaient descendus pour la Pâque…

Philippe : Et qui se sont mis à gueuler dès qu’ils l’ont reconnu !…

Thadée : Fallait voir !…

Jacques : Oui ! Déjà qu’ils avaient bu toute la nuit !…

Philippe : Enfin, bref, ça lui a fait une de ces entrées !…

Thadée : À tout casser. Parce que, en plus, ceux qui n’avaient plus de voix, devine ?… Les voilà qui prennent leurs manteaux, leurs châles et leurs foulards du dimanche, et hop ! par terre, un vrai tapis sous les pieds de l’âne…

Bartholoméravi : Sous les pieds du trône !

Thadéeriant d’aise : Sous les pieds du trône, comme tu dis…

Philippe : Et, du coup, les autres qui recommencent à beugler de plus belle… Et à beugler quoi ?… Devine !

Bartholomécriant : Vive Jésus !

Philippe : Mieux que ça ! Tiens-toi bien. À beugler : « Vive notre Roi ! »

( Un silence. On est à la fois enchanté et inquiet. Léa a dressé l’oreille )

Bartholomé : « Vive notre Roi ? »

Philippe : Tel que !… Demande à Jacques.

Jacques : Oui !… Et l’intéressant… suis-moi bien… l’intéressant, ce n’est pas tant qu’ils aient crié : « Vive notre Roi ! » … Note bien que ça fait rudement plaisir… Mais c’est que lui, il ait laissé faire, sans rien dire.

Bartholoméqui ne comprend pas tout de suite : Ah oui ?… Parce que ?…

Thadéele triomphe de l’évidence : Mais tout est lu, mon vieux ! Ça montre que, cette fois, ça y est : II accepte ! C’est que le moment est venu ! Et la preuve, c’est que l’âne était dans les Écriture. Qu’est-ce que tu veux répondre à ça ? Ah ! mon vieux Bartholomé !

( Un temps )

Bartholomévexé, triste : Je ne vous pardonnerai jamais ça.

Jacquessurpris : Quoi, « ça »?

Bartholomé : Ça. D’avoir vu ça sans moi. Depuis qu’on se connait, il y en a, des choses que vous aurez vues sans moi ! Mais celle-là, j’aurais pu. Pourquoi vous n’êtes pas venus me chercher ? Ça se passait à cinq cents pas d’ici et vous n’êtes pas venus me chercher !

Philippebrutal : On n’a cherché personne. Les autres, ils étaient la tout seuls. Fallait te décider, il y a six mois, quand tu nous a connus. Si tu t’étais pressé davantage de venir avec nous…

Thadée, à Philippe : Ne te fâche pas, Philippe. ( À Bartholomé ) L’important, c’est qu’on soit la, c’est qu’on ait pensé a quitter les autres pour te chercher ici et t’emmener avec nous. Et pour ce qui est de voir, tu en verras d’autres, va. Tiens ! Tu connais l’histoire qu’il raconte, sur les vignerons ? Ceux qui arrivent les derniers au travail peu­vent gagner autant que les premiers.

Bartholomésurpris : Ah ?

Jacques : Oui… Du reste, ça, c’est plus ou moins juste..:

Thadéeà Bartholomé : En tout cas, profites-en.

Philippe insistant, vers Bartholomé : Non, mais… pour savoir !… Pourquoi tu as tant tardé, finalement ? Tu avais peur ? Peur de lui ? Peur de nous ? Dis ?

Bartholomé : Oh non !… Peur de moi, peut-être, un peu… Oui… Je ne me sentais pas assez sûr de moi… Mais maintenant…

Léaintervenant, très froide : Mais maintenant te voila sûr de toi et de lui cl tout fier parce qu’une bande de péquenots a criérie : « Vive notre Roi !… » (Aux autres. ) Et vous aussi, vous voila tout fiers ?

( La sortie de Léa a jeté un trouble. Un temps, très court )

Jacquespoli mais ferme : Mais oui, madame. Fiers.

Léa : Et lui aussi… le… le « Roi » ?

Thadéesimple : Oh non !… Lui, il n’est pas « fier ou pas fier »… Il est comme il est.

Léa : Eh bien, il n’a pas peur ! « Vive le Roi ! » Comme ça !… Et la police ne vous a pas embarqués, et votre Roi avec ?

Philippe : Vous voyez…

Léa : Vous avez de la chance. On en a bouclé pour beaucoup moins.

Philippe : Ben !… vous voyez… pas lui.

Jacques : Oh ! il y a bien eu deux ou trois grincheux qui voulaient nous faire taire… Vous savez ce qu’il leur a dit, Jésus ? …Ça leur a fermé le bec, fallait voir… Il vous sort toujours de ces trucs, on ne sait pas où il va les prendre…

Thadée : II leur a dit, deux points : « Si ceux-là se taisaient, ce sont les pierres qui crieraient. »

Léaappréciant ironiquement : Oh, bravo !

Philippe : D’ailleurs, elles ont crié aussi.

Léa : Qui ça ? Les pierres ?

Thadéeprudent : Oui, enfin… les pierres des murs… ( Poli ) Oh ! un simple écho, peut-être… Remarquez…, je n’insiste pas là-dessus.

Philippe : Un écho… Un écho… Pourquoi elles n’auraient pas crié, les pierres ? On a vu mieux !

Jacques : Ça, oui.

Philippe : Et on verra encore mieux, comme le disait Thadée tout à l’heure, maintenant que le vrai commencement de tout a commencé !

Léa : Le commencement de tout quoi ?

Thadéedoucement : Mais le commencement… de… le commencement du bonheur, madame.

Léa : Du bonheur ?… Ne me faites pas rigoler.

( Marc fait entendre un rire forcé, genre gloussement )

Bartholomégeste vif vers Marc comme pour le gifler : Dis donc, toi !

Léa : Ah ! non, hein ! Tu lui fais assez de peine comme ça, tu ne vas pas le cogner, en plus ? Ce n’est pas que ça me regarde, mais quand même !…

Bartholoméagacé, mais pas mécontent qu’on parle d’autre chose : Moi ? Je lui fais de la peine ?

Léa : Tu ne vois pas qu’il a gros cœur que tu t’en ailles ? Non ?

Bartholomé : Gros cœur… Gros cœur… À cet âge-là, on n’a pas « gros cœur » …

Léa : À cet âge-là, on n’ose pas le dire. C’est tout.

Marc : C’est pas vrai, madame Léa. J’ai pas gros cœur.

Bartholomé : Pardi ! C’est un homme, Marc.

Léa : Pas encore. Heureusement.

Bartholomé : Mais si. Hein ? Marc, que tu es un homme ? Et qu’on s’est bien expliqués tous les deux, et que tu trouves que j’ai raison de partir ?

Marc : Non.

Léa : Là ! Tu l’entends ?

Bartholomé : Il crâne parce que tu es là. Attends seulement qu’il le connaisse, Jésus. Et il l’aimera aussi.

Marc : Non.

Bartholomé : je te dis que tu l’aimeras. Compris ?

Marc : Non.

Thadéeintervenant avec douceur : Mais si, tu comprendras…

Léa : Et s’il ne veut pas ? Vous le forcerez ?

Thadée : Forcer ?… Non… On ne force pas les gens à comprendre. Ils comprennent, voilà tout. Tenez… Un exemple : Un gamin veut jouer avec le feu. Il fouille dans la cheminée, il attrape une braise, il se brûle, il crie. Qu’est-ce qu’on lui dit ? On lui dit : « Là !… Tu as compris ? » Voilà… Quand c’est vraiment vrai, on comprend tout de suite. Avec lui, c’est la même chose. On comprend.

Jacquesriant : Tu fais des paraboles, toi aussi ?

( Ils rient tous, gentiment, sauf Léa et Marc )

Thadée, un peu confus : C’était pour expliquer au petit…

Jacques : Je ne te reproche rien.

Thadée, à Léa : Tant que vous ne l’avez pas vu, vous ne pouvez pas savoir… Pour nous, ç’a été pareil… Tenez, moi… Ça n’est pas croyable… Je venais à peine de m’établir à mon compte… Dix ans que j’attendais ça… C’est le moment où il faut travailler le plus dans la vie… Heureux avec ma femme. Forcément : en quatre ans !.. Deux enfants : un garçon, une fille… Tout bien, quoi… Magasin de grains et épices, bonne clientèle, bonne santé… La tête sur les épaules… enfin, quoi… tout… Dans mon pays, on disait : Si Thadée — c’est moi — fait une chose, c’est que ça tient debout. Et c’est vrai ! Eh bien, moi, madame, le jour où il est passé par chez nous, le soir même, j’étais sur les chemins, derrière lui. Et je ne l’ai pas quitté depuis trois ans. Je reconnais que j’avais laissé mes affaires en ordre, mais quand même…

Bartholomé : Tu la regrettes, la boutique ?

Thadée : Non. Ça n’est pas le mot. Bien sûr, j’y pense souvent. Je la revois. Avec la patronne qui se défend toute seule… C’est un travail, vous savez, pour une femme. D’autant que les affaires sont difficiles et que, d’un sens, ce n’est pas de chance d’ouvrir juste quand on est obligé de s’absenter… Mais je ne regrette rien… Non… ( Il se tait, rêve un instant… puis : ) C’est bizarre, mais c’est comme ça…

Léaironique : Un charmeur…

Thadéeun peu dérouté : Ah ?… Si vous voulez… Drôle d’expression… Nous, on n’a jamais vu la chose de cette façon…

Philippevif : Non. Et d’ailleurs, appelez ça comme vous voudrez, mais c’est un fait. Je n’ai pas de boutique, moi, pas de femme, pas d’enfants. Je faisais la caravane. Quand on voyage, sur le dos de son chameau, ou quand on marche à côté de lui, on n’a rien à faire, alors on dort ou on pense. Seule­ment, moi, je ne savais pas à quoi il fallait penser, alors je ne pensais à rien, et je m’embêtais. Il y a bien les mirages. Ça distrait. On a soif. On croit qu’on va boire. Mais va te faire foutre !… Et puis, un jour, je l’ai vu. À Capernaün, c’était. L’an dernier. Il parlait… Alors, ça m’a donné quelque chose penser, et, pour mieux comprendre, j’ai marché derrière, avec les autres. C’était un mirage qui était vrai. Celte fois-là, j’ai bu. Vous y êtes ?

Léa : Vous avez de la chance.

Philippe : Eh oui ! C’est bien ce que dis.

Thadée, qui insiste : Vous verrez. Vous verrez. On en a rencontré un, une fois, il était furieux parce qu’on avait passé à travers son champs. Il faut même avouer qu’on avait chipé quelques épis… Le type nous attendait de l’autre côté avec des pierres. Bon. Là-dessus, on traverse, il voit Jésus, Jésus lui parle, il ne pouvait plus jeter son caillou… Il le regardait, dans sa main, comme un caillou, quoi… Il ne savait plus qu’en taire… Il riait… Il est venu avec nous. Thomas, il s’appelle.

Bartholoméravi, vers Léa et Marc : Là… Vous voyez !…

( Léa hausse les épaules. Marc se crête et répond insolent )

Marc : Je vois rien du tout.

Bartholomé, se fâchant : Tu veux être poli, oui ? C’est comme ça qu’on parle ?… Un apprenti ?

Marc : Je le suis plus, votre apprenti, puisque vous fermez boutique et que vous me renvoyez chez moi.

Bartholomé : Mais crénom de bonsoir ! écoute-moi. Je l’apprends le métier depuis trois ans, hein ? Je suis ton patron et tu m’aimes bien. Si je t’avais dit : « Viens, on va travailler ailleurs », tu n’aurais pas répondu ni quoi ni qu’est-ce, tu serais venu ?…

Marc : Forcément.

Bartholomé : Eh bien ! moi je suis l’apprenti de Jésus, tâche de saisir. Il m’a dit de le suivre. Pas « demandé », hein ! Il m’a dit. Pour faire le métier qu’il a inventé, lui. Et quand je le saurai, je reviendrai te l’apprendre.

( Il pose sa main sur la tête de Marc, qui n’ose pas se dégager )

Marc : J’aime mieux le vôtre.

Bartholomé : Penses-tu ! Ferblantier !

Léa : Tu n’es pas ferblantier, dis donc ! Tu es forgeron.

Marc : Armurier même !

Bartholomé : Si vous voulez. N’empêche ! II y a plus beau à faire.

Philippe : Oui !

Jacques : Oui ! ( À Marc ) Moi aussi, j’étais comme toi. Je croyais qu’il n’y avait pas mieux que mon établi. Ouvrier en bois, que j’étais. Et note bien que, pour moi, ça s’est passé encore plus drôlement que pour les autres. Parce que, le métier, c’est moi qui l’ai appris à Jésus. Jésus, il était mon petit Marc à moi. Je le dirigeais, je le rembarrais. El puis, un jour, il a parlé, et j’ai tout plaqué pour le suivre. Pourtant, je te jure bien qu’en matière de menuiserie il ne s’est jamais montré miraculeux, au contraire… Non… Pas miraculeux du tout, même… Ni en menuiserie, ni en quoi que ce soit d’ordinaire…

(La porte s’ouvre brusquement. Le policier s’y encadre. Tous se retournent vers lui.)

Bartholomésaisi : Qu’est-ce que c’est ? ( Il le reconnaît ) Ah !… Bon !… Qu’est-ce qu’elle veut, la police ?

Le Policier : Un nommé Judas, c’est ici ?

Bartholomé : Ça dépend. Quel Judas ? Celui qui est en prison ? Enfin, qui y était. Parce qu’on a dû le libérer ce matin.

Le Policier : On l’a libéré. Oui. C’est lui. C’est bien chez vous qu’il habite ?

Bartholomé : Oui.

Le Policier : II est là ?