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Steve Passeur

par Jean-Jacques Bricaire

ou
La Vocifération sentimentale

par Jean-Jacques Bricaire

1. De l’origine celte et froide à l’aisance et la désinvolture
2. Une forte personnalité s’affirme
3. Un étrange mariage

 

1. De l’origine celte et froide à l’aisance et la désinvolture

Étienne Morin, d’ascendance irlandaise, est né le 24 septembre 1899 à Sedan, de parents protestants apparentés à une famille de militaires, celle du Colonel chef de corps Andoud, héros de la conquête du Soudan. Étienne trouvera plus tard, dans son ascendance irlandaise, le pseudonyme de Steve Passeur. Après de bonnes études secondaires, il débute comme employé de banque, profession qu’il abandonnera assez rapidement pour devenir journaliste, car, comme il l’a fait dire à l’un de ses personnages : « Plus un homme est intelligent, plus il a le devoir de mener une existence différente à la sienne .»

Physiquement, il a l’apparence d’un clergyman irlandais, le visage un peu grave, bourru même, sous une brosse de chevaux blonds, l’œil glacé derrière le carreau de ses lunettes. Sous son aspect froid et désabusé, il se trouvera aussi à l’aise sur les planches de Deauville qu’au prix de l’Arc de Triomphe, ou aux premières de l’Olympia.

Par dérision – déjà – il intitule sa première pièce Four, pensant que cette audace attirerait l’attention de Lugné-Poe. En pure perte. Ce dernier reçoit plus tard La Maison ouverte qui sera créée à l’Œuvre en 1925 et qui marquera sans doute la naissance d’un véritable auteur dramatique. Suivront la même année et l’année suivante toujours à l’Œuvre La Traversée de Paris à la nage et La Jeune fille de la popote. Auparavant, il avait fait jouer Un bout de fil coupé en deux au Vieux-Colombier, pièce montée par la compagnie du Théâtre des Jeunes Auteurs.

C’est Dullin qui succédera à Lugé-Poe en présentant à l’Atelier en 1928 À quoi penses-tu ? – œuvre étrange qui frise le vaudeville et qui porte déjà de façon indiscutable la marque de Passeur, lequel ne fait qu’affirmer, de pièce en pièce, son goût des situations paradoxales et des répliques cinglantes.

Jouvet séduit par le masochisme

Après L’Amour Gai, Suzanne est montée par Jouvet en 1929 à la Comédie des Champs-Élysées. Là encore, une situation peu ordinaire. Une femme devient amoureuse de son amant le jour où elle apprend qu’il malmenait sa première femme. Elle veut, elle aussi, connaître la joie d’être battue, séquestrée, malmenée. C’est l’histoire d’une masochiste… Jacques Deval, orfèvre en la matière, écrira dans La Revue des Deux Mondes: « Steve Passeur, un jeune auteur de 25 ans, dont le talent connaît de violentes alternatives mais dont les erreurs mêmes ne sont pas médiocres. Le plus clair de ses dons est celui du dialogue lumineux, rapide, pressé, qui ne laisse rien derrière soi qu’il n’ait dit, où tout amuse sans que rien ne soit amusette, toutes nuances fixées au plus fin, sans minutie, où les préparations même sont action. Une telle force comporte sa tentation : un dialogue si véhément s’impatiente quelquefois du sujet qui est sa raison d’être, et parfois le désarçonne, ce qui fut le cas dans À quoi penses-tu ? du même auteur à l’Atelier .»

En 1930, c’est L’Acheteuse à l’Œuvre, pièce qui fera la gloire de Passeur et qui sera plusieurs fois reprise… Cette pièce pessimiste, pleine de férocité, à la fin inexorable, caractérise tout particulièrement la cruauté voulue par l’auteur dans son théâtre (voir l’analyse plus loin). Sur le même sujet, Henry James avait écrit L’Héritière, roman adapté au théâtre par Louis Ducreux, mais dont la fin, toute tragique qu’elle soit, ne va pas jusqu’au suicide. En 1963, une reprise de la pièce aura lieu à la Comédie des Champs-Élysées, dans une mise en scène de Jean Anouilh et avec Suzanne Flon dans le rôle-titre.

2. Une forte personnalité s’affirme

À 27 ans, Passeur a déjà 5 pièces représentées. Elles ont toutes la marque du cynisme amer et de l’ironie méprisante qui marqueront ses œuvres, œuvres d’une des plus fortes personnalités de sa génération. Il fréquente assidûment Achard, Salacrou, Jeanson, Pagnol, et ce cynique met un point d’honneur à aider ses confrères. C’est lui qui portera à Dullin Patchouli, l’une des toutes premières pièces de Salacrou. Elle sera montée à l’Atelier en janvier 1930 et, malgré son échec, mettra le pied à l’étrier de l’auteur Armand Salacrou. Passeur reconnaîtra d’ailleurs : « Je cherche à faire accepter les manuscrits des copains, parfois même avant les miens ».

En 1931 il a 32 ans, sa femme Patricia en a 30 et meurt après une longue et douloureuse maladie. À ses côtés, Achard et Jeanson. Pat, très amoureuse, suivait partout son mari dans les milieux littéraires et théâtraux où elle était particulièrement estimée et aimée. Ce drame ne pourra que renforcer chez Passeur tout ce que sa philosophie négative sécrète déjà. Pat est morte avec, dans sa chambre Juliette Achard endormie. Juliette qu’elle détestait depuis qu’elle avait deviné la passion de Steve pour elle : «… Steve est éperdument amoureux de Juliette qui ne l’aime pas du tout. Je découvre chez cet être qui se veut glacé, qui bourrait de gâteaux ses petits camarades jusqu’à l’écœurement, qui jetait à l’eau, la nuit, un de ses amis qui s’était vanté d’être bon nageur, chez ce garçon qui avait, dans le groupe, mis à la mode l’atroce jeu de la vérité, qui provoqua plusieurs drames, je découvre chez cet être qui se veut très désagréable, d’inattendues délicatesses… À Paris, il pose des questions courtes et déconcertantes. Vous rencontre-t-il pour la première fois, il vous demande : Êtes-vous pédéraste ?… À une femme : Êtes-vous mariée ? Aimez-vous votre mari ? Pourquoi ? Pour quelle raison avez-vous des enfants ?… Il arrive à un grand déjeuner avec une heure de retard et reproche à la maîtresse de maison de servir déjà les fromages. Son goût du désastre, son appétit de violence froide, sont d’autant plus complets qu’ils ne peuvent être freinés par la peur ». (1)

En février 1932, l’Atelier affiche Les Tricheurs. Un petit juif laid, sale et vulgaire aime une jeune femme jusqu’à la déraison. Elle est belle, ardente, libre et catholique. Il se sait sans espoir et l’affronte comme le matador dans l’arène, l’étourdit de l’aveu de sa passion et en même temps de ses sarcasmes, de ses défis. Elle finit par être envoûtée mais, alors qu’il la sent subjuguée, le petit juif la repousse, l’humilie et la rejette dans les bras d’un autre. Il a trop d’orgueil pour remporter une victoire dont il connaît d’avance les suites qui ne pourront être que désastreuses. Ainsi il est certain qu’elle ne pourra l’oublier et conservera son souvenir. Il s’exalte à la pensée de cette possession intellectuelle. La pièce rencontra une très bonne critique qui encensa particulièrement Dalio dans le rôle principal.

Une Vilaine Femme qui lui succédera sera créée en décembre 1932 à l’Œuvre. L’histoire d’une femme dominatrice, inquiétante et se complaisant à tisser des intrigues dans lesquelles se noieront ses victimes. Avec intelligence, elle saura ranimer la haine qui sommeillait chez les combattants et leur assénera de mortels coups au cœur. Cette femme mûre, qui aura usé de tous les sortilèges, chantage, duperie, s’en sortira toutefois victorieuse, mais cruellement pour elle, en se séparant de son amant.

(1) Armand Salacrou – Dans la salle des pas perdus Gallimard

3. Un étrange mariage

En 1934, Passeur épouse Renée Griotteray, dite Renée Veller, fille d’un ancien rapporteur du budget de la Ville de Paris et sœur du futur député Alain Griotteray, dont il a fait la connaissance pendant les répétitions de Je vivrai un grand amour. Mariage à la mairie du 7° arrondissement. Madame Simone est le témoin de Renée, Achard celui de Steve. Renée affichait un genre extravagant, contrastant avec le style tout en froideur de Steve, qui évoquait toujours un clergyman irlandais. Au théâtre, elle avait joué dans La Reine mère de Pierre Devaux au théâtre du Quartier Latin.

En 1952, elle jouera aux Variétés le rôle important de Valentine dans la reprise de N’écoutez pas Mesdames de Sacha Guitry, auprès du maître… En 1955, elle débutera dans le music-hall chez Roberta, et interprétera, enveloppée dans un fourreau de velours rouge, cinq chansons genre Frehel, avec une parfaite aisance. Elle passera ensuite chez Castel, chanteuse, diseuse, comédienne, sachant tout faire, et rencontrant toujours le succès. Sa dernière prestation aura lieu en 1968 au cabaret La Mendigotte où elle interpréta une chanson écrite par Anouilh, La Boulangerie.

Steve Passeur
Steve Passeur entrevu derrière un chapeau de Mme Passeur
Collection particulière

Salacrou, toujours lui, dans ses souvenirs, n’y va pas de main morte. Il prête à Steve Passeur les propos suivants: « Je crois que Renée me portera bonheur. Elle me sera reconnaissante toute sa vie de l’avoir épousée. Et elle m’aimera toute sa vie… Je vis pour l’amour. J’ai aimé Patricia, j’ai aimé Juliette. J’aimerai Renée, en tous cas avec les années, je l’aimerai davantage. Je viens d’envoyer un télégramme à mon père et je vais lui écrire que j’épouse une femme qui n’est pas protestante, qui est une actrice de dixième ordre, fille naturelle dans une famille impossible, qui n’a pas le sou, sans culture, pas très intelligente, d’une santé médiocre, qui sent mauvais de la bouche, trop maquillée, avec l’air d’une grue. D’ailleurs c’est un faux air. Jeanson l’a invitée à dîner pour coucher avec elle, et elle n’a pas couché. Renée se formera, elle quittera ses petites amies… Et ce mariage m’empêchera de faire une carrière officielle. L’Académie française, que j’aurais peut-être eu la faiblesse d’accepter, c’est fini maintenant pour moi… À tous les Parisiens de Deauville, Steve annonce ses fiançailles, et leur jette à la figure comme une injure : Renée ma fiancée ». (1)
Renée mourra à 70 ans, atteinte depuis plusieurs années d’hémiplégie.

                                                          Le Triomphe de l’amour

Après Une vilaine femmeDéfense d’afficher et Les Tricheurs, arrive Je vivrai un grand amour, la pièce qui deviendra la plus célèbre de l’auteur, et qui sera reprise des dizaines de fois. Cette pièce a été refusée 22 fois et jouée plus de mille fois. Je fournis cette précision à titre d’encouragement à mes jeunes confrères qui, à l’heure actuelle, promènent peut-être leur manuscrit dans Paris pour essuyer des verdicts plus ou moins hostiles. C’est Pitoëff qui retient Dieu sait pourquoi (premier titre de la pièce) qui est créée à Lyon, puis à Genève et qui rencontre un accueil détestable, tant du public que de la critique. Les choses se sont arrangées plus ou moins à Lausanne et, au cours de la tournée qui a suivi, les commentaires élogieux s’affirmeront de plus en plus. Sept mois plus tard, la pièce est jouée aux Mathurins. Il est possible que le conseil avisé de René Simon, auquel Passeur avait fait lire sa pièce, ait contribué à son succès. Simon, qui était un visionnaire, avait en effet conseillé à son ami de transformer sa pièce dont l’action se déroulait de nos jours, en une pièce à costumes. C’est pourquoi l’action se situe en 1688 (voir plus loin l’analyse) Robert Brasillach écrira : « Il faut tenir Je vivrai un grand amour pour une des plus belles œuvres du théâtre contemporain, et je mettrai à peu près aussi haut un drame qui avait été assez mal compris, Le Témoin. Deux années de suite, deux pièces de cette valeur, c’était assez pour supposer que Steve Passeur avait franchi le plan de l’habileté où se tenaient encore ses deux drames les plus célèbres, L’Acheteuse et Une vilaine femme. »

Lui succéderont Le Château de cartes monté par Jouvet à l’Athénée, où l’amour et la haine se mêlent étrangement, Le Pavillon brûle aux Mathurins en 1941, dont l’action se situe en Roumanie dans une mine, drame de l’amour mettant aux prises deux prétendants, alors que l’objet de leur désir est déjà fiancée. Un film succédera à la pièce. En 1946, Georges Ventillard tirera un roman de la pièce. Le cas est rarissime, car habituellement, c’est le contraire qui se produit.

Toujours en 1941, Marché noir au Théâtre Edouard VII, pièce plus légère que les précédentes et évoquant les mœurs du temps dans des situations imprévues soutenues par un dialogue spirituel.

"Marché noir"
Collection A.R.T.

(1). Armand Salacrou  Dans la Salle des pas perdus Gallimard

4. Un « strapontin » secret

Passeur n’a jamais renoncé à sa qualité de journaliste, il assure la critique cinématographique pour Le Crapouillot et les critiques dramatiques et de cinéma pour L’Aurore. Il signera longtemps sa rubrique le Strapontin, et pendant de très longs mois, tout Paris se demandera qui se cachait derrière ce fauteuil à bascule. Ce qui ne l’empêcha pas de suivre durant plusieurs années le Tour de France pour  Paris-Presse.

Steve Passeur
Steve Passeur par Jan Mara
Coll. part.

En 1946, l’Ambigu, théâtre spécialisé des années durant dans le mélo, affiche La Traîtresse, dont l’action se situe en 1798, mais qui évoque sans aucun doute une actualité encore chaude et brûlante, celle de la collaboration qui s’est terminée il y a deux ans à peine. C’est en effet un mélo qui conte l’histoire d’une jeune noble émigrée, Anne, dans un château près de Mantoue, au moment où l’armée de Bonaparte met le siège devant la ville et occupe le domaine. Anne trahira l’Autriche qui lui avait été un refuge, et prendra le parti de la France et de l’homme que son cœur a choisi.

Le 27 décembre 1946, création au Studio des Champs-Élysées de Le Vin du souvenir d’après une nouvelle de Mme Coula Roppa : une histoire invraisemblable de gouvernante roumaine entrée dans une famille qui jusque là vivait tranquille. C’est en réalité une espionne qui ensorcelle tout le monde sauf la grand-mère. Apparaît un vieux savant, détective amateur, qui démasque l’espionne. La critique fut particulièrement sévère, avec toutefois une réserve chez André Frank (Le Populaire) : « Certaines scènes comptent parmi les plus saisissantes et les plus puissantes qu’il nous ait été donné d’écouter depuis longtemps. »

5. Le Chant du cygne

À partir de cette pièce, la production de Passeur se raréfie. On ne compte plus que cinq œuvres représentées jusqu’à sa disparition en 1966…

Après avoir été créée à Bruxelles, 107 minutes sera présentée au Théâtre Montparnasse le 29 septembre 1948 (voir résumé plus loin). À Bruxelles, le rôle principal fut créé par Annie Ducaux. Mais étant sociétaire de la Comédie-Française, elle ne pouvait être affichée à Paris. C’est Marguerite Jamois qui lui succédera. Le succès fut mitigé.

N’importe quoi pour elle fut créée au Théâtre Gramont le 18 mars 1954, après que son montage eut été envisagé à l’Œuvre, mais les frais de troupe, décors, costumes avaient découragé les directeurs Lucien Beer et Robert de Ribbon (voir résumé plus loin). Là encore le succès fut mitigé.

Telles sont les femmes fut la dernière pièce de Passeur (adaptée de M. L. du Garde Peach) créée à la Renaissance le 8 mai 1956. Elle suscita des critiques assez bonnes, sans plus. Six femmes qui, dans un hôtel de montagne, attendent le retour de leurs époux, alpinistes partis escalader un sommet. La corde qui les retenait les uns aux autres se rompt. Il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un acte volontaire. Il y a donc parmi les femmes une veuve et l’épouse d’un criminel. Mais lesquelles ?

Une œuvre posthume verra le jour en septembre 1968 au Théâtre des Variétés La Moitié du plaisir, pièce tirée du film Le Jeu de la vérité dont le scénario était de Jean Serge et de Robert Chazal, et les dialogues de Steve Passeur. Un groupe de snobs se trouve réuni une nuit chez un écrivain célèbre. Survient un ami qui connaît sur chacun des invités un détail scandaleux. Il dévoilera à minuit le nom de la victime qu’il a choisie. Avant minuit survient un orage et l’homme est assassiné. La police va enquêter mais auparavant chacun mène sa propre enquête. C’est un jeu de la vérité. La critique fut tout à fait médiocre et ce spectacle n’ajouta rien à la gloire de Passeur.

Ce jeu de la vérité rappelle celui auquel Passeur se livrait lors des réceptions qu’il donnait. Il interrompait brusquement les conversations : « Vos discussions littéraires sont assommantes. Nous allons jouer au jeu de la vérité ». Après dix minutes de ce jeu trouble et cruel, diabolique, chacun se lève, et s’en va dans un air chargé de catastrophes. On a déjà relevé certains détails de sa nature de bel excentrique (la formule est d’Elise Jouhandeau) qui cultivait comme personne l’insolence et l’effet de surprise. On peut y ajouter certaines réponses faites à un interview : « Claudel m’embête, d’ailleurs je n’y comprends rien. Je préfère Agatha Christie… Je ne lis plus que des chroniques ou des romans policiers… Vos bouquins d’aujourd’hui vont cahin-caha, sans intrigue et sans personnages… Le Hussard sur le toit ? J’en ai lu, avec beaucoup de peine, dix pages… Je dis qu’une pièce est bonne quand on peut, au hasard, ouvrir la brochure à n’importe quelle page et qu’il se passe quelque chose… »

En juillet 1945, Passeur, après avoir adressé sa pièce La Traîtresse à Jean Vilar, écrit à ce dernier en sortant du Vieux-Colombier : « Cher Monsieur, vous seriez gentil de me renvoyer mon manuscrit le plus vite possible. Je ne crois pas qu’il puisse vous intéresser. J’ai détesté Meurtre dans la cathédrale ou tout au moins le peu que j’en ai vu. Ça m’a semblé d’une prétention et d’un ennui épouvantable pour le théâtre… »

Il était allé interviewer Bernstein au matin de la première d’ Évangeline. Bernstein le raccompagne à la porte en lui disant : « J’espère que vous aimerez ma pièce. Ce sera peut-être la dernière ». Passeur lui répond, affirmatif, du couloir : « Vous êtes complètement fou. Ce sera la dernière ».

6. La Rencontre avec Anouilh

Jean Anouilh raconte: « Je m’étais enfermé en Suisse dans une solitude un peu pénible. Pour faire, je crois, un article sur moi que votre journal vous avait demandé, vous êtes monté me voir, vous perdant dans le brouillard et calant dix fois votre moteur. Nous avons passé trois heures ensemble. Vous avez eu le sentiment, sans me le dire, que j’étais sans doute un peu seul, et sans doute triste sur ma montagne. Et voilà ce que vous avez fait : vous m’avez,dès ce jour-là envoyé, pendant plus d’un an, tous les jours, une carte postale, une curieuse carte postale 1900 dont vous aviez toute une collection, une curieuse carte postale avec un petit mot gentil ou un petit potin de Paris, dont vous vous étiez fait le chroniqueur, pour cet homme exilé. Pendant plus d’un an, tous les jours, j’ai reçu vos hiéroglyphes qu’il me fallait d’ailleurs deux heures pour déchiffrer et je n’ai jamais ( en pestant, en vous insultant, je le reconnais ) été me coucher sans avoir, Champollion d’une amitié inattendue, déchiffré intégralement votre message quotidien et illisible ». ( L’Aurore – 13 octobre 1966, à la suite de la mort de Passeur ).

Il avait reçu en 1951 le prix Henri Becque et en 1963 le grand prix de la SACEM.

Son théâtre, très particulier, dont chaque pièce relève de l’analyse psychologique, pétri de violence, d’outrage, de détresse et de paradoxes passera-t-il à la postérité ? Il est en tous cas bien oublié aujourd’hui… mais il n’est pas le seul.

Il mourait en 1966, à 67 ans, après être allé assister au Théâtre de Paris à la première du Retour de Pinter. Robert Monange, responsable de la page spectacles de L’Aurore ( quotidien dans lequel Passeur donnait ses chroniques sous le pseudonyme du Strapontin ) traversant le hall du théâtre vers la sortie aperçoit Passeur assis sur une chaise, et manifestement mal en point. Le sachant cardiaque, Monange, accompagné de son photographe, s’empare de Passeur et l’emmène à l’Hôpital Necker où il s’éteindra. Son dernier spectacle aura donc été une pièce de Pinter auquel il reprochait d’avoir plagié son style et sa pensée.

Un dernier clin d’œil

Dans son éternité, Steve Passeur se douterait-il qu’au XXIème siècle, un certain homme de lettres, Onésime Malibois, sorti tout droit du cerveau imaginatif d’un jeune poète, se serait permis, en 1929, d’usurper son nom pour signer l’un de ses propres succès Suzanne, joué à la Comédie des Champs-Élysées par Louis Jouvet et Valentine Tessier ? Qu’en penserait-il, lui, Passeur, l’amateur éclairé des farces et attrapes ? Se sentirait-il humilié ? Ou, au contraire, en éprouverait-il une certaine fierté ?

En effet, dans le but de faire sortir de l’ombre les seconds rôles en littérature, d’après lui injustement oubliés, Jean-Marc Ruquier crée un canular en inventant le personnage d’Onésime Malibois, qu’il dote d’une biographie fournie, dans laquelle on apprendra que son héros a collaboré avec Cocteau, Colette, Breton, Aragon, et qu’il a même, sous le pseudonyme de Steve Passeur, écrit Suzanne !!

OUVRAGES CONSULTÉS

Armand Salacrou Dans la salle des pas perdus (Gallimard)Georges Pillement Anthologie du théâtre français contemporain (Le Bélier)
Pierre Brisson Le théâtre des années folles (Milieu du Monde)
Collection Paris-Théâtre et Le Monde illustré

7. Quelques pièces

JE VIVRAI UN GRAND AMOUR
Analyse

Dans un château du Périgord, l’héroïne, Claude de Mauregard s’est fait cette promesse : « Je vivrai un grand amour ou je ne vivrai pas ». Là dessus elle est intraitable, ignorant les compromis, les arrangements. Elle aime éperdument le beau Camille qui rompra avec elle pour épouser une grande dame par intérêt. Elle l’avait auparavant répudié, le jugeant indigne de ce grand amour qu’elle lui porte. De ce fait, elle se l’attache davantage et vivra alors en solitaire, mais heureuse car elle continuera à vivre son grand amour.

Critiques

« Il y a de grandes invraisemblances dans cette pièce, mais elle est si spontanément féroce, si continûment galopante, qu’elle méduse et captive le spectateur, peu accoutumé malgré tout à de pareils bains d’électricité ».
Marcel Thiebaut – Journal

« Ce n’est pas une situation de théâtre tellement originale, ni un sujet plus excitant qu’un autre, mais Steve Passeur développe le thème avec une sûreté de touche et une force d’accent qui donnent à ces 3 actes une valeur de persuasion singulière ».
Jean Gandrey-Rety – Franc Tireur

« Jamais l’auteur ne s’est montré plus pénétrant et plus hardi psychologue. Il fouille ici un cœur de femme et le met à nu devant nous avec une dextérité et une audace exceptionnelle ».
André Ransan – Ce Matin

« Il est impossible de ne pas être emporté par cette action haletante, de ne pas être bouleversé par cette héroïne ardente et pure qui ne consent à vivre que dans l’absolu de l’amour humain ».
André Alter – L’Aube

"Je vivrais un grand amour"

L’ACHETEUSE

Analyse

C’est l’histoire dramatique et sans concessions d’une jeune fille riche et laide, Élisabeth qui, en payant les dettes d’un jeune homme qu’elle aime, peut se l’offrir. Le garçon, veule et sans intérêt accepte le marché et épouse cette femme qu’il n’aime pas. Il ne pense qu’à reprendre sa liberté, mais Élisabeth, sentant le danger, le séquestre et l’asservit. Il parviendra toutefois à s’enfuir avec une ancienne maîtresse. Élisabeth, meurtrie dans son amour et trahie dans son orgueil, se donne la mort.

Critiques

« C’est un travail de restauration théâtrale d’une diabolique intelligence. Il fallait être Jean Anouilh, avoir le génie du théâtre, le génie de l’épaisseur théâtrale, pour oser ainsi, sans le trahir et sans le ridiculiser, modifier la ponctuation dramatique d’un texte, et, jusqu’aux frontières de la dérision, jusqu’à faire parfois basculer le tragique dans le comique. Avec une désinvolture apparente, mais une fidélité attentive à la sensibilité profonde de Passeur, Anouilh réussit donc le tour de force de transformer complètement les apparences de l’œuvre sans cependant en changer les situations, l’écriture et l’humour ».
Pierre Marcabru – Paris Presse

« Cette pièce a la trentaine bien sonnée, mais elle ne la fait pas. Sa méchanceté l’entretient fraîche comme une rose. Une rose avec beaucoup d’épines en forme de dialogues vifs, acérés comme des lames, déchirants ; cette cruauté luisante, que l’humour aiguise encore donne à ce drame bourgeois des accents mauraciens ; la haine s’y mijote derrière les personnes de la respectabilité, l’argent y gouverne, tout achète tout, hormis l’amour ».
Henry Rabine – La Croix

« Qu’arrive-t-il quand on pousse une situation relativement normale jusqu’à ses extrêmes limites ? On file dans l’excès, l’exaspération, l’outrance, on en arrive à l’outrecuidance… Passeur a placé ses héros dans des situations tellement exagérées qu’on en oublie de noter ce qu’ils se disent – en haussant le ton – des choses qu’il arrive aux époux de penser plus ou moins confusément. On se lance dans un univers à la Strinberg et les conjoints se jettent à la figure les vérités premières de la vie en commun à peine à peu grossies ».
Jean-Jacques Gautier – La Figaro

107 MINUTES

Analyse

C’est l’aventure d’Alma, une jeune femme qui dirige une grande affaire industrielle et qui devient la maîtresse d’un de ses ingénieurs, Rémi, fiancé à sa sœur Estelle et qui a mis cette dernière enceinte. L’enfant naît, le mariage aura lieu sans que cesse la liaison. Estelle découvrira son infortune. Alma alors se dévoue et prétend qu’elle n’aime plus Rémi et vouloir se donner à un jeune godelureau sans intérêt.

Critiques

« Dans cette tragi-comédie de la chair – nous n’osons dire de la peau – Passeur a retrouvé à la fois sa veine de l’Acheteuse et des Tricheurs et la tradition du théâtre passionnel de l’autre avant-guerre qui progressait par grandes lignes simples et donnait la primauté à l’action. Toutefois, le cynisme ingénu de ses personnages, que l’auteur a poussé par moments jusqu’à la charge, l’âpreté parfois provocante du dialogue rachètent l’emploi de procédés par trop éprouvés. Ainsi 107 Minutes est-il assuré de trouver l’audience d’un vaste public, comme celle d’amateurs d’art plus subtils ».
Gustave Joly – L’Aurore

« Dans l’ensemble, le drame apparaît souvent du style « comédie larmoyante », de grand « théâtre sensuel Henri Bataille ». Souvent aussi, heureusement le dialogue éclate en répliques percutantes d’un comique amer qui est du meilleur Steve Passeur ». 
Jean Gandrey-Rety – Franc Tireur

« Je devrais haïr son art pour l’offense perpétuelle qu’il est à tout ce que j’aime : la simplicité, la vérité, le naturel ! Et pourtant, je ne puis faire que je n’assiste à chacune de ses pièces avec une sympathie et même une amitié d’esprit entières… C’est qu’il règne dans tout ce qu’il écrit une merveilleuse intelligence dramatique ».
Francis Ambriere – Opéra

N’IMPORTE QUOI POUR ELLE

Analyse

L’action se situe sous la Fronde, dans un château proche de Bordeaux, quartier général du Prince de Condé, en guerre contre Mazarin et le jeune Louis XIV. Gaston de Chalinaud, l’un des chefs de la Fronde, vient d’être poignardé. Ce meurtre est une exécution accomplie par une jeune femme, Trista de Tartanne, dont le père trouva la mort lors d’un guet-apens organisé par Chalinaud. Trista est soupçonnée et mise au secret en compagnie d’un autre suspect Daniel de Broux, qui découvre très vite la vérité, mais tombe amoureux de Trista. Il décide alors de faire « n’importe quoi pour elle », et s’accuse du meurtre. Trista montera néanmoins à l’échafaud après avoir obtenu de Daniel qu’il consente à vivre et à se mettre au service du Roi.

Critiques

« Une pièce originale, violente, sans répit et qu’il faut imposer à notre scepticisme … Cela est assez fier et pathétique. D’un pathétique avec lequel je m’excite à communier sans trop être persuadé que cela soit possible, humain ».
Robert Kemp – Le Monde

« Selon sa manière qui n’est jamais indifférente, encore moins banale, Passeur nous propose une tragédie de la Résistance. Amour et politique. Ce mélo feuilletonesque, où Bernstein collabore curieusement avec Dumas Père, s’il n’était signé de l’auteur de Je vivrai un grand amour qu’en penserions-nous ? Tout de go, le plus grand mal. Quelle mixture ! ».
Georges Lerminier – Le Parisien Libéré

« Steve Passeur, après cinq ans de silence, revient au théâtre avec le mieux fait et le plus convaincu des mélodrames historiques. On ne joue plus guère La Tour de Nesles si ce n’est au cabaret. Nous manquions tous un peu de conviction, cette conviction sans laquelle le mélodrame n’est qu’un jeu démodé, brille de toutes les parties de N’Importe quoi pour elle … Je crois que l’apparition de N’importe quoi pour elle aura, dans l’histoire du théâtre, autant d’importance qu’en eût, pour celle des sciences, la découverte du cœlacanthe. Elle témoigne en faveur de la persistance des espèces avec autant d’éloquence que peut le faire en poésie l’actuelle réinvention de l’alexandrin doué de césure et de celle du sonnet conforme en tous points à celui décrit par Nicolas Boileau ».
Jacques Lemarchand – Le Figaro Littéraire

« Si je devais adresser un reproche à Steve Passeur, ce serait, paradoxalement de n’avoir pas joué le jeu à fond. Je crains qu’il n’ait été timide et n’ai point usé assez du stylet et du poison ».
Max Favalelli – Paris Presse

9. Extrait. « LES TRICHEURS »

ACTE I

À dix heures du soir, au mois d’août. la terrasse d’une somptueuse villa au bord de la mer de Saint-Raphaël. Cette maison est l’annexe d’un hôtel de grand luxe et réservée aux clients particulièrement bien vus.

Agathe (surprise) : Pourquoi tenez-vous à m’épouser ?

Jean (gauche) : Parce que cela m’amusera.

(Au lever du rideau, ils étaient tout près l’un de l’autre. Le spectateur devait les prendre soit pour des amants, soit pour une femme et un homme sur le point de le devenir. Dès que Jean a répondu à sa question, Agathe se lève.)

Agathe (s’obligeant avec peine à être gentille) : Cela vous amusera pendant dix minutes, et au bout de dix mois vous le regretterez amèrement.

Jean (avec gravité) : Non, non, je vous assure, Agathe, j’aimerais vous donner mon nom.

Agathe (moins gentille) : Oh ! vous savez, quand on s’appelle Jean Duperaï, on ne fait pas un cadeau sensationnel à une femme en lui offrant son nom.

Jean (blessé) : Ne soyez pas ironique… Vous me trouvez tellement bourgeois ?

Agathe : Non, pas tellement…

Jean (essayant très mal d’être beau joueur) : Mais un peu tout de même ?

Agathe : Oui, tout de même un peu.

Jean (désorienté) : Agathe…

Agathe (amusée) : Jean ?

Jean : II ne vous semble pas triste que notre entretien prenne tout d’un coup cette tournure artificielle ?

Agathe : Cela me semble surtout inquiétant… mais ce n’est pas ma faute si vous vous êtes interrompu de me dire des choses adroites.

Jean (lui coupant la parole) : … adroites seulement ?

Agathe : J’allais ajouter : et ravissantes…

Jean (même jeu) : … ravissantes seulement ?

Agathe (agacée) : Et émouvantes, et profondes, et tout ce que vous voudrez, pour vous mettre à demander ma main.

Jean (stupide et têtu) : Je la demanderai jusqu’à ce que vous me l’accordiez.

Agathe (le considérant et « l’abandonnant ») : C’est ce que je vois.

Jean : Mon insistance vous agace ?

Agathe (sincèrement et comiquement digne) : Plutôt oui… Que voulez-vous, il est un peu décevant pour moi de me rappeler que voici à peine une minute j’étais… toute bouleversée.

Jean (nerveux) : Et vous ne l’êtes plus du tout ?

Agathe : Plus beaucoup… Et pourtant, tout à l’heure, je vous aurais suivi n’importe où… J’aurais fait n’importe quoi pour vous plaire… car vous m’attiriez irrésistiblement. Je vous trouvais beau, je vous trouvais intelligent, je vous trouvais fort !

(Elle termine sa réplique avec une passion rétrospective mais réelle.)

Jean (un peu plus nerveux) : Tandis que maintenant je vous parais laid, idiot et rachitique ?

Agathe : Je ne vous juge pas encore avec autant de sang-froid.

Jean : Mais presque ?

Agathe : Oui, presque.

Jean (avec colère) : Somme toute, je me suis comporté comme un imbécile !

Agathe (rêveuse et sensuelle) : Tout à fait.

Jean (sec) : Qu’aurais-je dû faire ?

Agathe (tout aussi rêveuse, mais un peu plus sensuelle) : Me contraindre à vous trouver encore plus beau, encore plus intelligent, encore plus fort.

Jean (hargneux) : Et j’aurais obtenu ce résultat comme ça ?

Agathe (en plein rêve) : D’une façon très simple.

Jean (encore plus. hargneux) : C’est-à-dire ?

Agathe (douce) : C’est-à-dire en considérant que les Roselier et leur bande ne pouvaient être de retour avant deux heures du matin et en vous souvenant par conséquent que toute l’annexe de l’hôtel nous appartenait.

Jean (blessant) : Ce n’est pas dans mon caractère d’être aussi simple !

Agathe (caressante) : Alors rien ne vous empêchait d’être un peu plus compliqué en me faisant monter dans la six cylindres Citron que vous avez à la porte et qui marche de temps à autre,

Jean (brutal) : Pour vous conduire où ?

Agathe (haletante) : À Cannes, où les palaces sont si grands, si imposants qu’ils eu deviennent discrets. D’ailleurs…

Jean (écumant) : D’ailleurs ?

Agathe (n’ayant plus de réaction) : J’aurais trouvé la route insipide bien. avant Cannes.

Jean (vert de rage) : Mais vous auriez peut-être trouvé les auberges indiscrètes.

Agathe (profondément reconnaissante dans son rêve) : Certainement pas…

Jean (éclatant) : C’est incontestable, je me suis conduit comme le dernier des crétins !

Agathe(éreintée » dans son rêve) : Oui, souvenez-vous-en.

Jean (calme tout d’un coup) : Et vous, oubliez-le !

Agathe (revenue à la réalité) : Je ne pourrai jamais oublier que vous m’avez de mandé avec solennité de porter votre nom.

Jean : Comment fallait-il le demander ?

Agathe : La bouche pleine.

Jean : Pardon ?

Agathe : Demain matin, au petit déjeuner, vous auriez pu, à la rigueur, me dire, sans avoir l’air d’y toucher : « Tu sais, pour simplifier les choses, je préférerais t’épouser. »

Jean : Quelle réponse aurais-je obtenue entre deux gorgées de chocolat ?

Agathe (sérieuse) : Vous buvez du chocolat au saut du lit ?

Jean (agacé) : Oui je l’avoue… Pourquoi ?… Il ne faudrait pas ?…. C’est mal ?

Agathe (toujours sérieuse) : C’est déplaisant.

Jean (désorienté) : Vous m’étonnez.

Agathe : Peut-être, mais vous ne m’empêcherez pas de trouver déplaisante l’idée que j’aurais pu embrasser une bouche barbouillée de chocolat.

Jean (carrément vexé) : Je ne vous empêcherai, certes pas, mais j’insisterai tout de même pour savoir ce qu’aurait été votre réponse ?

Agathe : Ma réponse votre proposition faite sans avoir l’air d’y toucher  ?

Jean :Oui ?

Agathe : Elle aurait été, négative, mais gentiment négative… Je me serais levée d’un bond pour vous passer les bras autour du cou avant, de murmurer : « Tu es fou, mon chéri, nous sommes bien assez heureux comme ça… » Je vois très bien la scène d’ici… Et vous savez, j’ai de très jolis gestes… les lendemains matin.

Jean (voulant la blesser) : Vous en avez connu beaucoup ?

Agathe : J’en ai connu un affreux avec mon mari.

Jean : Et. depuis votre divorce ?

Agathe : Trois… Non, deux.

Jean : Vous n’êtes pas très fixée…

Agathe : Si, si, très… Deux seulement… seulement deux ! Un de ces lendemains matin a même été particulièrement réussi, il a eu lieu à six heures du soir.

Jean : Vous avez divorcé il y a combien de temps au juste ?

Agathe : Dix-huit mois.

Jean : À la bonne heure, vous n’êtes pas trop matinale.

Agathe : Pas assez… J’aurais voulu l’être…

Jean (poursuivant) : …Avec moi.

Agathe (sincère) : Oui, Jean, avec vous.

Jean (laborieusement engageant) : Tout n’est peut-être pas perdu… le matin est encore loin.

Agathe (ne l’ayant pas écouté) : Et pourtant je le sentais tout proche. Je voyais déjà le jour dans vos yeux.

Jean (rendu stupide par l’émotion) : J’ai voulu que vous voyiez des quantités d’aubes dans mon regard… C’est pour ça que je vous ai demandé de m’épouser.

Agathe (triste) : C’est pour ça que vous. m’ avez glacée jusqu’aux moelles.

Jean : À tout jamais ?

Agathe : Oui, à tout jamais… Tout est gâché maintenant. Vous, êtes dépité, en colère, maladroit, pompier…

Jean (relevant le mot) : Pompier ?

Agathe : Oui, oui, vous devenez pompier surtout quand vous essayez d’être gentil… Car enfin, réfléchissez, mon petit Jean, comment voulez-vous que je m’intéresse à un homme qui me supplie « de voir des quantités d’aubes dans son regard ».

Jean : Et qui boit du chocolat !

Agathe : II y a ça aussi.

Jean (voulant à toute force détruire les illusions d’Agathe) : II y a peut-être beau­coup d’autres choses… Il est possible que tout à l’heure je vous aie débité un tas de fadaises ?

Agathe (vive) : Non, tout à l’heure vous avez été très bien… J’en suis, sûre ! Absolument sûre !

Jean (désagréable) : Merci tout de même.

Agathe : C’est moi qui vous dois des remerciements.

Jean : Pourquoi ?

Agathe : Pour m’avoir fait croire que nous allions nous aimer.

Jean : Je ne vous amènerai pas à le croire de nouveau ?

Agathe (faussement naïve) : Non, et je le regrette, car c’est bien agréable, l’amour.

Jean : Je ne trouve pas cela très agréable : en ce moment.

Agathe (affectant de ne pas comprendre) : En ce moment ?

Jean (bourru) : Oui, en ce moment, Agathe… car je vous aime toujours… Excusez-moi. mais il me faut plus de quatre minutes pour cesser d’être bouleversé.

Agathe : Étant donné que vous ne m’intéressez plus, cela ne vous mènera pas bien loin.

Jean : Assez loin pour vous apprendre que vous êtes une femme égoïste, prétentieuse, artificielle.

Agathe (calme) : Bravo. Contlnuez. Que suis-je d’autre ?

Jean : Vous êtes déformée par des lectures par…

Agathe (l’interrompant) : Mais je ne lis jamais…

Jean (trouvant avec plaisir dans cette interruption la possibilité d’être encore plus méprisant) : C’est vrai, j’oubliais, vous ne lisez pas par snobisme.

Agathe : Alors, qu’est-ce qui m’a déformée ?

Jean : Le souci de paraître originale à tout prix, le besoin d’avoir une ligne de conduite curieuse, et surtout la fréquentation d’un tas d’idiotes et d’un tas de crétins sur qui vous régnez à peu de frais.

Agathe : Par quoi ?

Jean : Par votre esprit, par votre intelligence

Agathe (narquoise) : Ah oui, parce que je suis tout de même intelligente ?

Jean : Oui, mais beaucoup, beaucoup moins que vous ne le supposez.

Agathe (arrogante) : Tandis que votre intelligence à vous est incontestable ?

Jean : Dans ma spécialité, oui.

Agathe : Et dans la vie courante ?

Jean : Dans. la vie courante, j’ai du bon sens.

Agathe (de nouveau narquoise) : Même dans vos rapports avec les femmes ?

Jean : Dans mes rapports avec certaines femmes, j’ai du cœur.

Agathe : (bêtement narquoise) : Voyez-vous

Jean : Vous l’avez vu ce soir. Vous l’avez même reconnu.

Agathe : Jamais de la vie.

Jean : Je vous demande bien pardon. Je vous ai bouleversée.

Agathe : Pas avec votre cœur.

Jean : Avec quoi, alors ?

Agathe : Avec vos regards, avec vos mots, avec votre ardeur.

Jean : Somme toute, vous allez de nouveau prétendre que c’est parce que je demandais que notre aventure soit autre chose qu’une simple coucherie que vous m’avez éconduit ?

Agathe : Vous me percez à jour assez : grossièrement, mais c’est…

Jean : C’est du propre !

Agathe : C’est peut-être du malpropre, mais ma. façon de penser.

Jean : Et tout votre idéal ?

Agathe : Et tout mon idéal momentané, ou plus exactement le seul idéal auquel je me sentais capable de vous associer.

Jean : Vous n’êtes pas sincère.

Agathe : Entièrement, si.

Jean : Non, non, vous faites…

Agathe (poursuivant) : … De la littérature, peut-être ?

Jean : Ou plutôt, vous affectez un mépris de. toute littérature, de toute poésie, qui est très bien porté de nos. jours.

Agathe : Mais qui est tout de même une attitude ?

Jean : Oui, oui, une attitude qui vous est dictée par je ne sais quelle crainte, je ne sais quelle prudence.

Agathe : Mais vous, Jean, vous êtes encore très imprudent ?

Jean : Parfaitement, c’était très imprudent de vouloir vous épouser, mais je vous l’ai demandé parce que je vous aimais, parce que l’espoir de vous conquérir vraiment me grisait. Ce n’est pas moi, pas mon sens moral, qui la désirait. cette sensation, mais mon amour qui l’exigeait.

Agathe : Comme c’est beau

Jean : C’est moins grotesque que vous ne le croyez.

Agathe : Sans doute, mais votre amour n’en est pas moins un peu trop grave, un peu trop sérieux pour mon goût. Je l’ai compris à temps, heureusement.

Jean : Dites plutôt que vous êtes incapable de le comprendre.

Agathe : Vous devez être protestant pour raisonner d’une façon aussi désagréable

Jean : Je le suis, en effet.

Agathe (joyeuse) : Vous êtes protestant ? C’est vrai ?

Jean : Absolument vrai. C’est déplaisant., sans doute ?

Agathe : Non, mais je vous croyais Béarnais ?

Jean : Ce n’est pas incompatible. Je suis un protestant béarnais. Henri IV en était bien un.

Agathe : C’est juste. Mais êtes-vous pratiquant ?

Jean : Non.

Agathe : Dommage.

Jean : Pourquoi est-ce dommage ?

Agathe : Cela m’aurait amusée d’avoir comme amant un véritable protestant.

Jean (vexé) : Je ne vois pas en quoi cela serait tellement drôle.

Agathe : Je ne le vois pas non, plus en vous regardant de plus près.

Jean (méchant) : Vous avez raison de me regarder, c’est dans vos cordes.

Agathe : Que voulez-vous dire ?

Jean (faussement honteux) : Quelque chose de bête, d’injuste et de grossier, mais je ne le dirai pas, soyez tranquille.

Agathe (ferme) : Si, si. vous le direz tout de même, et tout de suite.

Agathe : Pourquoi cela ?

Jean : J’allais vous accuser de me repousser de crainte que j’en veuille à votre argent.

Agathe : Vous êtes tous aussi fins dans votre secte ?

Jean (furieux) : J’ai admis moi-même que cette accusation me .semblait bête, injuste et grossière.

Agathe : Mais vous vous êtes arrangé pour la formuler tout de même.

Jean : Puisque je l’ai formulée, laissez-moi ajouter que je suis quatre ou cinq fois plus riche que vous.

Agathe : Qu’en savez-vous ?

Jean : J’ai été renseigné par le plus grand des hasards.

Agathe (incrédule) : Par le plus grand des hasards, bien sûr

Jean : Mais oui, bien sûr.

Agathe : Mais je vous crois, et, en échange, je vous prie de croire à votre tour que ce n’est pas pour sauvegarder mon argent que je vous. ai coupé l’herbe sous le pied.

Jean : C’est pour sauvegarder quoi, alors ?

Agathe : Ma liberté, ma précieuse, ma sacro-sainte liberté. C’est peut-être une préoccupation bien avant guerre, mais c’est pourtant la mienne, mon petit Jean.

Jean : Pourquoi m’appelez-vous: mon petit Jean. Je suis plus grand et plus vieux que vous.

Agathe : Vos aspirations matrimoniales sont tout de même bien petites.

Jean : Vraiment ?

Agathe : Oui, vraiment. Parce qu’au fond, pourquoi voulez-vous m’épouser ? Pour me faire de robustes enfants ?

Jean : Non.

Agathe : Pour que je tienne votre maison ?

Jean : Non plus.

Agathe : Pour que je dîne tous les huit jours avec vos parents ?

Jean (exaspéré) : Mais non, naturellement.

Agathe : Alors, pourquoi, pourquoi ?

Jean : Je viens de m’époumoner à vous le dire : pour vous aimer mieux !

Agathe (narquoise et aguichante) : Pourtant, on peut s’aimer très convenablement « en vivant dans le péché », non ?

Jean (ardent) : Je voulais et veux encore vous épouser pour avoir le sentiment de commencer avec vous une grande aventure.

Agathe (tendre) : C’est peut-être une grande aventure qui aurait commencé malgré moi dans une auberge d’Agay ou du Trayas.

Jean (perdant pied) : Vous ne croyez pas à l’amour !

Agathe (encore plus tendre) : Mais est-ce que je connais mes propres croyances ? De plus, si je vous avais aimé tout d’un coup, si vous l’aviez mérité, il n’aurait pas été nécessaire que je le dise. Je vous jure que l’amour peut très bien être un documentaire sans discours !

Jean (bafouillant) : Vous avez, peut-être raison.

Agathe (gagnée à son jeu) : Peut-être seulement ?

Jean (bafouillant de plus en plus) : Vous ayez certainement raison.

Agathe : À la bonne heure, vous êtes redevenu très bien, très éloquent.

(Ils s’étreignent.)