ou
Un caractère au théâtre
Elle observe, imagine et rêve au féminin ; elle exerce, ordonne et construit virilement.
Pierre Fresnay (1)
Si, dans les contes, quelques fées prodigues se penchent sur le berceau du nouveau-né, sur celui de Françoise Dorin – née le 23 janvier 1928 – s’est incliné un sorcier plus enjoué, son père René Dorin. D’abord Clerc de notaire, il joue du violon dans l’orchestre de la Rochelle avant de composer et de chanter des ritournelles satyriques afin d’affermir le courage de ses camarades dans les tranchées pendant la Grande Guerre. Démobilisé, il décide de gagner Paris, où il rencontrera la mère de Françoise, accompagne les films au violon dans les cinémas et enfin sympathise avec le chansonnier Fursy; grâce à lui il débute dès 1920 dans la revue Ta bouche Dédé. Désormais, René Dorin sera chansonnier, il se produit au Caveau de la République, au Moulin de la chanson ou aux Deux-Ânes… Maurice Chevalier interprète sa chanson Marguerite (musique de Maurice Roget). En 1930, René Dorin enregistre ses chansons, la France s’engoue de ses complets caustiques et joyeux : Ah ! Les Salauds ou Les Années sont courtes puis il partage la scène de la salle Pleyel avec Lucienne Boyer, chanteuse adulée par le public. Cette décennie, celle des revues, sera la sienne : Drôle d’époque (1933), X.Y.Z (1934), Vive la France (1938) ou la facétieuse Occupons-nous (1940 ). À partir de 1937, il participe en compagnie de célèbres chansonniers – Souplex, Sourza et Marsac entre autres – au quart d’heure Cinzano, l’un des programmes radiophoniques les plus écoutés. Radio, chansons, revues, à la fin de sa vie, René Dorin aura écrit une quarantaine de revues et près de six cents chansons dont Les Gens, un texte alliant poésie et lucidité :
Mais de l’un à l’autre en sourdine
Ils n’ont que propos affligeants
Sur le voisin, sur la voisine
C’est fou ce qu’ils disent du mal des gens,
Les gens
Il n’est pas de pire misère
Qu’ils ne se fassent journellement
Et l’on voit, surtout en temps de guerre
Qu’ils vont jusqu’à tuer les gens,
Les gens
Et tous se plaignent de la vie
Sans se douter un seul instant
Que ce sont eux qui sont la vie
Non ils ne sont pas intelligents,
Les gens
Puisqu’étant eux-mêmes la vie
Ils n’ont jamais compris vraiment
Qu’elle serait bien plus jolie, la vie
S’ils étaient meilleurs pour les gens,
Les gens. »
René Dorin était également apprécié pour ses traits d’esprits, il fustigeait d’un mot les travers de son temps avec une verve inégalable : Une décoration sur la veste d’un brave, c’est un ruban… sur le veston d’un bon à rien, une faveur ! Ou encore : Un septième étage sous les toits c’est un grenier. Il est loué trop cher, c’est un comble !
Très tôt, Françoise Dorin se faufile dans les coulisses, suit partout ce père qu’elle adule, qui lui transmettra cet humour corrosif qui ne la quittera jamais : À sept ans – confiera-t-elle à Paul-Louis Mignon – les jeux de mots n’avaient plus de secret pour moi. (2) Elle se veut comédienne, souhaite abandonner ses études mais ses parents ne transigent pas avec l’obtention du bachot, elle doit s’incliner et obtenir le précieux sésame avant de débuter en 1947 auprès de René Dorin dans sa revue Faisons du foin aux Deux-Ânes, puis de se produire au côté de Roger Hanin et de Michel Piccoli.
Quelques années plus tard avec Suzanne Gabriello et Perrette Souplex – toutes deux également filles de chansonniers réputés – elle écume les cabarets avec leur formation Les Filles à papa qui se fait une mince réputation avec un répertoire humoristique. Françoise Dorin ne se fait aucune illusion quant à leurs aptitudes : Nous chantions… mal, mais nous chantions. « Des chansons que j’avais écrites, poussée par mes complices ». (3) Elles enregistreront un disque en deux parties : face A, elles s’adresseront à leurs pères et face B leurs pères répondront. L’aventure sera de courte durée mais Françoise Dorin aura signé quelques couplets percutants ; désormais elle rédige des articles pour la revue Music-Hall, esquisse pièces et romans, place et joue quelques sketchs à la radio et à la télévision, seule ou avec Jean Poiret – épousé en 1958 – et Michel Serrault. Dans l’émission Paris- Club, elle célèbre le cinquantenaire de la mort de Léon Touffanel, écrivain totalement imaginaire dont elle brosse le portrait avec tant de conviction qu’il faudra un certain temps avant de découvrir la supercherie ! Mais surtout elle écrit des chansons dont la plupart deviendront des tubes : N’avoue jamais pour Guy Mardel se place 3ème à l’Eurovision en 1965, Que c’est triste Venise mise en musique et chanté par Charles Aznavour :
Que c’est triste Venise
Le soir sur la lagune
Quand on cherche une main
Que l’on ne vous tend pas
Et que l’on ironise
Devant le clair de lune
Pour tenter d’oublier
Ce qu’on ne se dit pas
Elle travaille également pour Dalida (La Danse de Zorba), Patachou, Mireille Mathieu, Marie Laforêt, Régine, Juliette Gréco, Michel Legrand, Line Renaud, Jean-Jacques Debout, Cora Vaucaire, Tino Rossi et Danielle Darrieux. En 2007, elle signera deux chansons pour Céline Dion.
En 1967, Pierre Fresnay, alors directeur du théâtre de la Michodière, reçoit avec chaleur une pièce – rédigée cinq ans auparavant simplement pour voir comment se construisait une intrigue puis remisée dans un tiroir – Comme au théâtre. Françoise Dorin l’avait donnée à Michel Roux – il deviendra l’un de ses complices de prédilection – en usant du pseudonyme de Frédéric Renaud qui figurera sur l’affiche mais le secret sera vite éventé !
Le 2 février 1967, la pièce est créée dans une mise en scène de Michel Roux avec Martine Sarcey : Françoise ; Michel Roux interprète finalement François car tous les comédiens sollicités se sont récusés ; Evelyne Dassas : Brigitte ; et Renaud-Mary : Renaud. Le succès est immédiat, le style Dorin fait mouche ! Pierre Franck ne dissimule pas son enthousiasme : « Je lus la pièce d’un seul souffle et mon enchantement ne le cédait qu’à mon hilarité, la forme était originale, la coupe des phrases élégantes, les personnages mystérieux et charmants, la construction bien charpentée, les idées affluaient sans devoir rien à personne, l’intrigue tenait rigoureusement debout, les rebondissements étaient soigneusement imprévisibles, le théâtre de divertissement tenait en Françoise Dorin son atout cœur. (4) Quant à Jean Dutourd « il salue une charmante comédie, pleine d’esprit et de piquant, de répliques vives, amusantes et fines ». (5)
« Le plus difficile – affirmait Sacha Guitry – est de se faire un prénom ». Françoise Dorin réussit dès sa première pièce – au contraire de Sacha – à porter au zénith une seconde fois le nom de Dorin.
En septembre 1968, Le théâtre du Palais-Royal affiche La Facture – écrite à la demande de Jacqueline Maillan – montée par Jacques Charon, sociétaire de la Comédie-Française – avec évidemment Jacqueline Maillan dans le rôle de Noëlle ; Christian Barratier : Franck ; Germaine Delbat :Alice ; Henri Guisol : André ; Denise Provence : Minouche ; Jacques Ramade : Jo et Bernard Noël : Bernard .
Une nouvelle fois la critique est unanime : Jacqueline Cartier dans Paris-Presse (6) souligne la qualité de cette comédie qui est une revanche des femmes sur Sacha Guitry ajoutant qu’ils sont de la même lignée. Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde (7) relève la difficulté d’écrire pour La Maillan pour qui tout est prétexte à loufoquerie et à improvisations et rappelle qu’au théâtre il n’y a pas de numéro d’acteur réussi sans le soutien d’un rôle en situation (…) C’est le cas du personnage imaginé par Françoise Dorin : tout en paraissant sur mesure, il possède en lui-même une existence comique.
Ce personnage modelé par Françoise Dorin n’est pas totalement imaginaire, elle en raconte la genèse dans le programme ; sa création est révélatrice de son inspiration et de sa volonté de mettre en avant des caractères ; ce qui permettra à Serge Lama – après une nécessaire réécriture –de reprendre le rôle de Maillan en 1991 dans La Facture aux Bouffes Parisiens : La Facture c’est mon petit bijou de famille. La croyance que tout dans la vie se paye ou se paiera, c’est un héritage. Je le tiens de mon père, il le tenait lui-même de mon grand-père, marin et paysan, qui vécut dans une douce euphorie, persuadé qu’il était au retour de ses pêches catastrophiques, que ses récoltes seraient miraculeuses. Les années ou ses pêches et ses récoltes étaient également bonnes, pour la paix de sa conscience, mon grand-père s’inventait quelques soucis ou aggravait ceux qu’il avait vraiment eus. L’héroïne de ma pièce, cette femme comblée par l’existence et qui finit par avoir peur du bonheur, eh bien… c’est mon grand-père.
En février 1970, le théâtre Antoine propose Un Sale égoïste mis en scène par Michel Roux avec une distribution prestigieuse : Michel Roux : Victor ; Claude Gensac : Hélène ; Paul Meurisse qui avait déjà créé un rôle d’égotiste superbe dans Le Bel indifférent de Jean Cocteau avec Edith Piaf) incarne Lionel ; Béatrice Bretty : Manouche ; Jacques Mareuil : Docteur Weber ; Paul Mercey : L’abbé Martin et Marion Game : Évelyne.
Cette nouvelle création installe durablement Françoise Dorin au firmament des auteurs d’un théâtre dont l’apparente légèreté révèle un constat au vitriol des postures de son époque. Jean-Jacques Gautier insiste sur l’émergence d’un auteur dramatique dans sa chronique du Figaro (8) : Elle est un auteur dramatique, un auteur à l’ancienne mode… si l’ancienne mode c’est encore d’écrire une comédie avec un personnage central et un caractère ; avec des personnages secondaires et accessoires qui donnent la réplique au premier en l’aidant à préciser ce caractère dans une situation que l’on expose ; avec une intrigue que l’on a nouée et qui se développera par le moyen d’un certain nombre de coups de théâtre peut-être prévisibles mais adroitement agencés pour mener un bon public jusqu’au dénouement.
En septembre de la même année, Les Bonhommes – monté par Jacques Charron aux Bouffes-Parisiens dont il est le directeur artistique – avec Edwige Feuillère : Betty ; Michel Serrault : Bruno ; Yvonne Clech : Simone ; Mony Dalmès : Véra et Roger Carel : la voix de Jules, creusent ce sillon de la comédie finement menée où chaque réplique décochée se fiche dans l’esprit du spectateur. Le sens de la répartie, un dialogue ciselé participent pleinement pour Françoise Dorin de la comédie. Cette réplique particulièrement signifiante (extraite des Bonhommes) n’est pas sans rappeler l’esprit de l’autre Dorin, son père René : « D’ailleurs, il était visiblement à Paris pour tromper son ennui… et sa femme ! » Jean-Jacques Gautier – dans Le Figaro – avoue préférer la première partie, celle qui se déroule jusqu’à l’entracte car il est sensible aux observations justes, aux mots drôles, aux gags et artifices de théâtre. Quant à Paul Chambrillon – dans sa critique publiée dans Valeurs Actuelles – il ne dissimule pas son enthousiasme pour le talent de Françoise Dorin pour son écriture dramatique, soulignant le ton juste et la poursuite allègre d’une intrigue sans aucune fausse note.
La décennie qui s’annonce s’ouvrira sous le signe de Françoise Dorin : une pièce à l’affiche quasiment tous les ans, certaines deviendront des classiques de son répertoire.
Après Monsieur Pompadour, une opérette en trente tableaux dont Claude Bowling a composé la partition montée – une nouvelle fois – par Jacques Charron à Mogador en décembre 1971 avec Georges Guétary ; Micheline Dax ; Jean Richard ; Eliane Varon ; Annie Sinigalia et Jacques Buron ; Françoise Dorin présente l’un de ses plus grands succès : Le Tournant au théâtre de La Madeleine en janvier 1973. La mise en scène est une nouvelle fois confiée à Michel Roux Avec Jean Piat : Philippe – il quitte le Français pour créer ce personnage – Evelyne Dandry : Marie-France ; Yves Renier : Romain ; Françoise Fleury : Florence ; Madeleine Damien : Mathilde ; Dominique Constanza : Brigitte ; Michel Beaune : Gérard et Monique Beluard : Tatiana.
Un Bilan positif pour Pierre Marcabru (9)– dans Le Journal du dimanche – happé par cette comédie qui prend son public dans le bon sens du poil, d’une roublardise à toute épreuve, pleine de clins d’œil et d’astuces, et qui, malgré quelques longueurs devrait satisfaire pendant une bonne dizaine de mois le public. Françoise Dorin assume les ressorts du théâtre dit de boulevard cependant Matthieu Galley – brillant critique au sein du journal Combat – n’est pas dupe et reconnaît la dimension très anouilhesque de son écriture (10) : Avec une adresse remarquable, l’auteur nous montre son boulevardier repenti, que la vie s’amuse à placer malgré lui dans des situations de vaudeville. L’intelligence n’a pas été congédiée, comme il arrive trop souvent dans ce théâtre-là, et la liquette ou le caleçon de rigueur n’excluent pas la coquetterie d’une réflexion. Il est même admirable de constater que « l’amant de gauche » n’est pas complètement ridicule, effort d’honnêteté qui mérite mention.
L’année suivante, Françoise Dorin propose Le Tube – au théâtre Antoine – mis en scène par le grand comédien François Périer avec Pierre Jolivet : Laurent ; Chantal Delsaux : Corine ; François Perier : Benoît ; Pascal Mazzotti : Landrieux ; France Rumilly : Viviane ; Denise Grey : La Mère ; Régine Lovi : Irène ; Marc Dudicourt : Michel ; Eric Remy puis Pascal Gillot ou Fabrice Bruno : Le petit Dumoulin ; Pierre Maguelon : Le colleur d’affiches.
Matthieu Galey signe – une nouvelle fois mais dans Le Nouvel Observateur – une critique enthousiaste (11) : Je constate que Le Tube est un chef-d’œuvre de construction, les scènes roulent juste comme il faut, les mots sont toujours en situation, les chutes viennent à point, l’intérêt ne faiblit pas un instant – , de souplesse, car on passe en voltige du rire à l’émotion (mais si), de la satire à la réflexion (qui va chercher plus loin qu’elle n’en a l’air) ; d’intelligence, comme il se doit, et d’adresse et de « métier », qualités dont on avait parfois oublié jusqu’à l’existence. Il concède néanmoins un style un tantinet littéraire dans les tirades de bravoures avec des phrases trop alambiquées, trop éloquentes et déplore la dimension socialement conventionnelle des personnages comme s’il sortait du « Dictionnaire des idées reçues »(12). Quant à Jean-Jacques Gautier – dans sa critique du Figaro (13) – il décèle un son de vérité personnelle et intime soulignant par ces quelques mots la « méthode » Dorin.
En octobre 1975, Françoise Dorin donne L’Autre valse au théâtre des Variétés – montée par l’incontournable Michel Roux – avec Paul Meurisse dans l’un de ses derniers rôles : Alexandre ; Christiane Minazzoli : Constance ; Jeanne Colletin : Nathalie Delcroix ; Jean Barney puis François Leccia : Julien ; Annik Alane : Cecilia ; Paul-Emile Deiber : Docteur Albert Vanneau ; Pierre Negre : Félicien Dugand-Moreuil ; Marcelline Collard : Isabelle ; Daniel Delprat : André Dugand-Moreuil.
Cette pièce inaugure un long compagnonnage avec Jean-Michel Rouzière nouvellement nommé directeur des Variétés ; malgré une critique mitigée, il défend cette part de l’impossible qui rend si attachant le théâtre de Françoise Dorin, à la fois réaliste et mystérieux, réel et chimérique (qui) offre cette magie sans laquelle une comédie n’est qu’une suite de mots. (14) Paul Meurisse – pour sa part – jubile de jouer dans une pièce iconoclaste trouvant piquant le texte qui rend au péché toute sa saveur d’antan (15) !
Deux ans plus tard, Jean-Claude Brialy devient pour la première fois son interprète en incarnant Pierre dans Si T’es beau, t’es con – mis en scène par Jacques Rosny à Hébertot – avec Nicole Chollet : Madame Alice ; Paul Le Person : L’homme important ; André Falcon : Rabaud ; Jacques Jouanneau : Guillaume ; Sabine Azema : Agnès Rabaud ; Serge Maillat : Vernon ; Emmanuelle Bondeville : La photographe et Madeleine Cheminat : La Vieille Dame.
Pierre est un auteur qui souffre d’une forme subtile du syndrome de Cyrano ; il aspire à voir son œuvre reconnue tout en restant dans l’ombre… l’une de ses pièces porte le nom signifiant de Bergero de Cyranac. Rostand, comme Molière et plus épisodiquement Guitry sont des références récurrentes, parfois fugaces mais toujours assumées, dans l’écriture de Françoise Dorin.
Collections A.R.T.
L’année suivante – en 1978 – elle propose le rôle de Roxane (encore une référence à Rostand…) à Michèle Morgan – ce personnage a été façonné pour elle – dans Le Tout pour le tout (titre évocateur car c’est la première apparition sur scène de la grande actrice). Pour Morgan qui avait refusé toutes les propositions précédentes, celle-ci est impossible à écarter tant le rôle lui convient, lui semble si proche d’elle, gai, tonique, optimiste au contraire de ceux que le cinéma lui offre.(16)
Raymond Gérôme monte la pièce au Palais-Royal avec Pierre Mondy : Matthieu, Jean-Pierre Bouvier : David ; Pauline Larrieu : Sandra ; Jérôme Keen : Le télégraphiste et Jean-Louis Broust : Nicolas. Encore une fois, le succès couronne le travail conjugué de l’auteur, du metteur en scène et des comédiens. Les hyperboles fusent au sujet de Michèle Morgan : Une agréable surprise pour Jean-Jacques Gautier (17), elle diffuse de l’âme pour Michel Cournot (18), elle joue la comédie en se jouant de la comédie pour François Chalais (19), mais la critique est plus réservée concernant la pièce même si Gautier souligne les actions à double et triple détentes, les diverses intrigues cachent toujours des ressorts insoupçonnés qui fond rebondir le spectacle le long d’une chaîne sans fin qu’on dirait fabriquée à la fois par Feydeau et Pirandello. Cournot parle d‘un boulevard correct dans lequel l’auteur mêle pas mal de choses d’aujourd’hui qui sont souvent justes. Quant à Alain Leblanc (20), il évoque une gentille fantaisie où Françoise Dorin contourne les clichés pour mieux y succomber !
Le Tout pour le tout
Décor de George Wakhevitch
in Programme original
Collections A.R.T.
L’année 1980 permet à Françoise Dorin de présenter une pièce qui deviendra emblématique de sa réflexion affûtée sur les rapports humains : L’Intoxe donnée au théâtre des Variétés – à partir de novembre dans une mise en scène de Jean-Laurent Cochet – avec un duo d’acteurs percutants : Jeanne Moreau : Marie Pierre (son rôle sera repris par Danielle Darrieux en juin 1981) -et Jacques Dufihlo : monsieur Doucet entourés par Anne Parillaud : Sophie ; Gabriel Cattand : Antoine ; Jacques Fontanel : Manuel ; Isabelle de Botton : La jeune femme ; Jackie Sardou : La marchande de journaux ; Jean-Paul Solal : Jean-Luc et Laurence Badie : La contractuelle.
L’Intoxe
Jeanne Moreau
in Programme original
Collections A.R.T.
Jean-Jacques Gautier – pourtant inconditionnel de Françoise Dorin – applaudit des scènes particulièrement réussies mais reconnaît aimer moins le genre de L’Intoxe que celui d’ Un Sale égoïste qui en révélait d’avantage sur la vérité intime de l’auteur et ne laissait place à aucune longueur (21).Guy Dumur – dans Le Nouvel Observateur – admet avoir passé une soirée réussie quand Françoise Dorin ne se lance pas trop dans des tirades pseudo-littéraires et lui reconnaît un talent certain pour les dialogues accrocheurs et les scènes cousues main. (22) Seul José Barthomeuf se réjouit sans restriction : La comédie de Françoise Dorin est bien taillée, finement cousue, brodée de mots d’auteur et tissée de tendresse. Et elle va bien au-delà du rire. Elle décoince, elle débloque. Et finalement nous donne une sacrée leçon de mieux vivre. (23)
En janvier 1983 le théâtre des Variétés présente sa nouvelle pièce, L’Étiquette – mise en scène par Pierre Dux ancien administrateur de la Comédie-Française – avec Jean Piat – son compagnon depuis 1975 – dans le rôle de Georges Rousseau ; Jacques Fabbri : Roger Montardu ; Micheline Luccioni : Mathilde Montardu ; Bernard Sancy : Paul Caporet ; Claude Gensac : Gabrielle Caporet ; Thierry Redler : Arthur Caporet, Jacques Dynam : Etienne Beauchard et Fabienne Tricottet : Georgette Montardu.
Pierre Dux
in Programme original
Collections A.R.T.
Cette pièce suscite plus d’enthousiasme de la part des journalistes, François Chalais la juge comme l’une des meilleurs de Françoise Dorin depuis Un Sale égoïste et s’avoue touché par une ombre qui plane au-dessus de ce spectacle, celle d’un chansonnier qui fut le plus grand de tous, qui s’appelait aussi Dorin, et se prénommait René. (24). Jean Vigneron évoque un feu d’artifice : Shakespeare pour le thème, Molière pour la manière. L’auteur foudroie à bout portant tous les ridicules qui passent à portée de son escopette (25).
Malgré ce triomphe, le phénomène Dorin semble s’éroder, ses pièces seront plus rares ; il faudra attendre trois ans avant la prochaine L’Âge en question jouée avec Jean Piat qui signe la mise en scène au théâtre des Variétés. Le jeune public semble se détourner de son théâtre le qualifiant de « bourgeois » ; son style est brocardé par une critique émergente qui préfère un théâtre apparemment plus engagé. Une boutade l’a définitivement discréditée auprès de ces nouveaux histrions : « Je n’aime pas la gauche caviar, disons que je suis de la droite saucisson ! » (26)Pourtant, à y regarder le plus près, l’œuvre de Françoise Dorin est plus complexe qu’il n’y paraît ; elle nous entraîne dans les méandres de nos aspirations, de nos ridicules et de nos vacillements jouant de la satire comme de ces miroirs de foires qui nous renvoie une image fragmentée avant de nous rendre à nous-mêmes… Elle reçoit le Grand Prix du théâtre en 1984 de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques pour sa pièce L’Étiquette, récompense partagée avec Samuel Beckett, chantre de l’avant-garde ; nul doute qu’elle fut la première à en sourire mais une image aussi saisissante illustre avec éclat ce propos salutaire de Laurent Terzieff : « Le théâtre ce n’est pas ça ou ça, mais c’est ça et ça… »
Françoise Dorin et Jean Piat « L’Àge en question »
in Programme original. Collections A.R.T.
En 1988, Andréas Voutsinas monte Les Cahiers Tango au théâtre Antoine avec Guy Tréjean : Paul ; Nicole Calfan : Nathalie ; Hélène Duc : Madeleine ; Michel le Royer : Thierry et Jacques Jouhanneau : Victor. Comme l’Âge en question, cette pièce explore les questionnements aiguisés par l’âge ; la difficulté de se mouvoir – dans toute l’acception du terme – dans une société en pleine mutation… Désormais Françoise Dorin explorera ce filon, toujours divertissante, mais avec une lucidité confondante, elle fera de la vieillesse – et parfois de son inévitable sidération face aux métamorphoses inhérentes à chaque époque – le sujet de la plupart de ses dernières pièces. Dans son roman Les Lits à une place – publié en 1980 – elle a ses mots qui augurent déjà de la direction que prendront désormais ses pièces : « Le choix est simple : ou tu acceptes de vieillir avec tous les inconvénients que cela comporte en essayant toutefois de les pallier au maximum et tu n’emmerdes pas les autres, ou bien tu n’acceptes pas – ce qui est ton droit – et tu te flingues au plus vite. »
Les Cahiers Tango. Décor de Pace Maquette originale
Collections A.R.T.
Le Retour en Touraine -mise en scène par Georges Wilson au théâtre de l’Œuvre en 1993 – avec Jean Piat : Georges ; Gisèle Casadesus : Louise ; Alicia Alonso : Victoria ; Annie Jouzier : Brigitte et Olivier Claverie : Le chauffeur ; permet à Françoise Dorin de brosser le portrait d’un homme (semblable à Alceste par bien des points) dévasté par la vision de sa fille dénudée sur une affiche de cinéma qui se réfugie en Touraine pour échapper au déshonneur. Encore une fois, Françoise Dorin se joue du fossé des générations. La critique rédigée dans L’Express (27) applaudit l’ingéniosité de l’intrigue et la vivacité de la mise en scène mais déplore les lieux communs se ramassant à la pelle ( toujours le même grief…)
Collections A.R.T.
Trois ans plus tard, en 1996, Monsieur de Saint-Futile, se veut plus léger : pièce dont la fable se déroule à la Belle Époque, elle est le prétexte pour son auteur de jouer de tous les codes des vaudevilles du XIXe siècle. Jean-Luc Moreau monte la pièce aux Bouffes Parisiens avec Jean-Claude Brialy dans le rôle éponyme entouré par Valentine Varela, Sophie Bouilloux, Franck de Lapersonne, Patrick Rocca et Patrick Hautecoeur. Jean-Paul Lucet, homme de théâtre et écrivain – dans son texte inséré dans le programme – témoigne de la volonté ludique de cet exercice de style réussi : « Pour ce rôle offert à Jean-Claude Brialy, Françoise Dorin est remontée aux meilleurs sources, celles de Feydeau. Pour lui, elle a inventé, combiné, rêvé, construit et remonté une horlogerie merveilleuse qui n’a qu’un seul but : nous divertir. »
Monsieur de Saint-Futile
1er plan : Valentine Varela et Sophie Bouilloux
2nd plan : Michel Bonnet, Urbain Cancelier, Jean-Claude Brialy et Patrick Rocca
3ème plan : Patrick Haudecœur
in Programme original. Collections A.R.T.
Cinq ans plus tard, son inspiration est plus sombre, le théâtre Saint-Georges propose en septembre 2001 Soins intensifs – sous l’égide de Michel Roux – avec Marthe Villalonga : Charlotte Taupin ; Jacques Zabor : le docteur Roseau ; Valérie Delbore : Astrid Courtray et Sylvie Weber :Marine Courtray. Les références à Feydeau sont toujours revendiquées : cette femme qui doit parler sans discontinuer à son mari dans le coma à qui elle n’adressait quasiment plus la parole est une situation apparemment tragique ; comme le sont souvent celles de Feydeau avant de les aborder sous l’angle comique. Pour Françoise Dorin si le rire a changé dans son expression, il n’a pas changé dans ses mécanismes. (28)
Collections A.R.T.
Les ingrédients du boulevard ne sont pas pas oubliés, quiproquos, maîtresse et portes qui claquent – Françoise Dorin ne renie pas ses classiques – mais le critique de La Dépêche du Midi s’attarde plus volontiers sur les dialogues renversants avec le médecin (qui) contribueront à faire de cette pièce un pur moment de bonheur et de détente (29).
En 2009, Françoise Dorin concocte une pièce sur mesure pour Jean Piat, seul en scène : Vous avez quel âge ? Elle s’amuse à conserver la faute de syntaxe car c’est ainsi que la question leur est régulièrement posée. La pièce est créée au théâtre de Sèvres – avant de gagner le plateau de la Comédie des Champs-Elysées – sous la direction de Stéphane Hillel, sensible à son parti-pris dynamisant et optimiste.Une phrase résume à elle seule le sujet : Le problème essentiel avec la jeunesse c’est qu’on en fait plus partie ; ce texte est également émaillé de mots désopilants dans lesquels on retrouve la vivacité des Dorin comme cet échange avec un interlocuteur invisible :
– Vous êtes merveilleux, vous ne bougez pas
– Si encore un peu !
La critique est assez sévère à l’égard de Françoise Dorin comme celle rédigée par Christophe Barbier – dans L’Express – qui relève l’accumulation des truismes et des citations sur les ravages du temps mais salue la passion contagieuse de Piat dans ce spectacle assez bref pour que nul ne s’impatiente. (30) .Si Ingrid Gasparini juge cette causerie revigorante et pleine d’intelligence, elle déplore la tentative -avortée selon elle – de faire dialoguer les penseurs en enfilant les aphorismes comme d’autres enfilent les perles. (31)
En septembre 2013 Françoise Dorin présente son ultime pièce à la Comédie des Champs-Elysées Ensemble et séparément montée par Stéphane Hillel avec le duo Jean Piat et Marthe Villalonga. Cette pièce va agir comme un révélateur sur la plupart des critiques ; le style Dorin alliant aux ressorts éprouvés du boulevard un dialogue piquant et souvent juste semble enfin séduire même les plus hermétiques. Michèle Bourcet dans Télérama évoque une délicieuse comédie et conclue par ces mots : un subtil jeu du chat et de la souris entre deux personnages n’ayant, a priori, rien en commun. Même si l’intrigue est plutôt « téléphonée », comment ne pas être touché, amusé, séduit, par le tandem Marthe Villalonga – Jean Piat ? Elle, toujours aussi piquante, lui, toujours aussi élégant, le regard bleu pétillant d’une ironie malicieuse. Quant au critique du Point il applaudit une pièce efficace à la mécanique implacable où se mélangent quiproquos, malentendus, scène de genre et comique de situation. Françoise Dorin regarde en face les petits travers et les grands manquements de la vie ou des êtres, et les restitue au théâtre sous un angle léger et satirique. (32) Concluant qu’il fallait voir cette pièce ensemble et méditer sa leçon séparément !
Ensemble et séparément. Marthe Villalonga et Jean Piat
Photo Laurencine Lot
Les griefs souvent formulés à l’égard de Françoise Dorin ne l’ont jamais fait dévier de son chemin ; d’ailleurs Sacha Guitry avait essuyé des griefs similaires avant de briller de nouveau aux frontons de nos théâtres. Ces deux-là aimaient les bons mots, maniaient l’ironie avec jubilation, ne se privaient jamais d’un effet et par dessus tout recherchaient cette jouissance si particulière procurée par le rire. La postérité n’a pas oublié Sacha Guitry lorsqu’il était méprisé par quelques esprits chagrins ; elle ne négligera certainement pas Françoise Dorin qui nous a quittés le 12 janvier 2018.
(1) Programme de La Facture, théâtre du Palais-Royal, 1968
(2) Entretien avec Paul-Louis Mignon, La Facture, L’Avant-scène, 5 décembre 1968
(3) Ibidem
(4) et (5) Propos sur une jeune femme, Pierre Franck, Un sale égoïste et Comme au théâtre, L’Avant-scène, avril 1970
(6) 26 septembre 1968
(7) 26 septembre 1968
(8) Avril 1970
(9) 14 janvier 1973
(10) 12 janvier 1973
(11) 20 septembre 1974
(12) Ouvrage de Gustave Faubert ébauché à partir de 1850
(13) 20 septembre 1974
(14) L’Étiquette, L’avant-Scène théâtre, 1er mai 1983
(15) L’Autre valse, L’avant-Scène théâtre, 15 mars 1976
(16) Reportage dans le JT du 18 octobre 1978
(17) Le Figaro, novembre 1978
(18) Le Monde, 27 octobre 1978
(19) France-Soir, 1er novembre 1983
(20) Nouvelles Littéraires, 17 novembre 1983
(21) Le Figaro Magasine, 29 novembre 1980
(22) 24 novembre 1980
(23) Le Parisien, 14 novembre 1980
(24) France Soir, 29 janvier 1983
(25) La Croix, 9 février 1983
(26) Le Monde, 12 janvier 2018
(27) 21 octobre 1993
(28) Le Parisien, entretien avec Agnès Dalbard, 24 août 2001
(29) 26 mars 2001
(30) 14 avril 2010
(31) Les Trois Coups.com , 18 février 2010
(32) 3 septembre 2013
1967 : Comme au théâtre (sous le pseudonyme de Frédéric Renaud), mise en scène Michel Roux, théâtre de la Michodière
1968 : La Facture, mise en scène Jacques Charon, théâtre du Palais-Royal
1970 : Un sale égoïste, mise en scène Michel Roux, théâtre Antoine
1970 : Les Bonshommes, mise en scène Jacques Charon, théâtre du Palais-Royal
1971 : Monsieur Pompadour, musique Claude Bolling, mise en scène Jacques Charon, théâtre Mogador
1973 : Le Tournant, mise en scène Michel Roux, théâtre de la Madeleine
1974 : Le Tube, mise en scène François Périer, théâtre Antoine
1976 : L’Autre Valse, mise en scène Michel Roux, théâtre des Variétés
1977 : Si t’es beau, t’es con, mise en scène Jacques Rosny, théâtre Hébertot
1978 : Le Tout pour le tout, mise en scène Raymond Gérôme, théâtre du Palais-Royal
1980 : L’Intoxe, mise en scène Jean-Laurent Cochet, théâtre des Variétés
1983 : L’Étiquette, mise en scène Pierre Dux, théâtre des Variétés
1986 : L’Âge en question, avec l’auteur et Jean Piat, théâtre des Variétés
1988 : Les Cahiers tango, mise en scène Andréas Voutsinas, théâtre Antoine
1993 : Le Retour en Touraine, mise en scène Georges Wilson, théâtre de l’Œuvre
1996 : Monsieur de Saint-Futile, mise en scène Jean-Luc Moreau, théâtre des Bouffes-Parisiens
2001 : Soins intensifs, mise en scène Michel Roux, théâtre Saint-Georges
2010 : Vous avez quel âge ?, mise en scène Stéphane Hillel, Comédie des Champs-Élysées
2013 : Ensemble et séparément, mise en scène Stéphane Hillel, Comédie des Champs-Élysées