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Molière, comédien et directeur d’acteurs

par Séverine MABILLE, publié dans "Rappels" en 2011

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Molière dans le rôle de César (Corneille, La Mort de Pompée) - Mignard - 1658

Molière est immuablement représenté une plume à la main  juché sur la fontaine de Visconti ou sur le marbre sombre des pendules XIXe. Le comédien s’est effacé au profit de l’auteur français le plus célèbre : la langue de Molière – expression employée jusqu’à l’ennui – a éteint la voix de l’interprète de Mascarille.

Toute sa vie, à partir de sa rencontre avec les Béjart et de la création de l’Illustre Théâtre en 1643, jusqu’à sa mort trente ans plus tard, Jean-Baptiste fut comédien malgré les difficultés et les rebuffades. Comédien, un métier vilipendé en chaire, voué à l’excommunication dont La Bruyère disait avec raison que “ la condition était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs. Qu’est-elle chez nous ? On pense d’eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.”

Douze années d’une folle pérégrination en province – avant de regagner Paris et de connaître enfin le succès – à monter et à démonter des tréteaux de fortune, à occuper tous les emplois, à composer des canevas, à la façon des Italiens, sur lesquels broder – représentation après représentation – forgèrent ce qu’il appelait lui-même “ le jeu du théâtre” et qu’il semblait tenir pour “ l’essentiel de son art”. “ Les pièces sont faites pour être jouées, ” ne cessera-t-il de marteler à sa troupe ajoutant : “ Tachez de bien prendre le caractère de vos rôles ”. Douze années également nécessaires pour renoncer à ses aspirations de tragédien.

Ses contemporains se sont accordés pour le trouver médiocre dans les rôles tragiques. Il fut pourtant le mentor de Baron qui sera considéré comme le plus grand tragédien de son siècle. Sans doute Molière voulait-il se défaire de la grandiloquence propre à l’Hôtel de Bourgogne dont il raillera dans La Critique de l’École des femmes (1663) “ l’aisance à se guinder sur de grands sentiments, à braver en vers la fortune, à accuser le destin, à dire des injures aux Dieux  » jugeant qu’il serait préférable  » d’entrer comme il le faut dans le ridicule des hommes ”.

Mascarille dans Les Précieuses (1659) répondait à Cathos qu’il donnera sa pièce “Aux Grands Comédiens,” car argumente-t-il, “ il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses. Les autres sont des ignorants qui récitent comme l’on parle : ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit ; et le moyen de connaître où est le beau vers si le comédien ne s’y arrête, et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha”. Molière étrilla joyeusement ceux qui finiront par se considérer comme ses ennemis.

La satire se voudra plus grinçante encore dans L’Impromptu (1663) où il brocardera l’ “entripaillé” Montfleury : “ Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela.      Là, appuyez bien comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l’approbation et fait faire le brouhaha. “

Molière abhorrait l’emphase et le geste pompeux confinant au grotesque. En écho n’entendons-nous pas les conseils dispensés par Hamlet à ses acteurs et donc par Shakespeare aux siens ?  « Si vous le (discours) déclamez à plein gosier, comme le font tant de nos comédiens, j’aimerais mieux que mes vers fussent hurlés par le crieur de la ville. »

Ainsi pour les deux dramaturges la volonté semblait similaire : tendre un miroir à leurs contemporains. Pour le comédien Molière ce jeu spéculaire n’était pas aisé d’après plusieurs témoignages : Il avait une voix sourde, des inflexions dures, une volubilité qui précipitait trop sa déclamation et devait s’imposer une sorte de “hoquet” afin de brider son débit, de scander ses tirades. Ses détracteurs caricaturèrent ses travers – non sans drôlerie parfois – comme Antoine Montfleury défendant l’honneur bafoué de son père :

Il est fait tout de même ; il vient le nez au vent,

Les pieds en parenthèse et l’épaule en avant,

Sa perruque, qui le suit le côté qu’il avance,

Plus pleine de laurier qu’un jambon de Mayence,

Les mains sur le côté d’un air un peu négligé,

La tête sur le dos comme un mulet chargé,

Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,

D’un hoquet éternel sépare ses paroles…

La charge de Montfleury est significative car elle témoigne, encore une fois au-delà de la  caricature, combien pour Molière,  acquis à la Commedia dell’arte, le jeu n’était pas seulement verbal. Nous pouvons presque déjà y déceler cette « expression vitale, vivante du corps entier » développée par l’un de ses plus grands admirateurs, Louis Jouvet. (Écoute, mon ami, 1952).

Le Mercure de France évoquera l’année de sa disparition (1673) “un comédien depuis les pieds jusqu’à la tête “ paraissant avoir plusieurs voix : “ Tout parlait en lui, et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuement de tête faisait plus concevoir de chose que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure. »