En septembre 1937, Bertolt Brecht était invité à participer à la mise en scène de L’Opéra de quat’sous au Théâtre de l’Étoile. Jean Mercure y interprétait le rôle de Filch.
Fasciné par ce jeune comédien , Brecht dit de lui : « Le jeune homme appartenait à la classe des maîtres » et lui consacre un texte inspiré et révélateur de la personnalité de Jean Mercure (dont il y eut plusieurs versions).
Résumé : Dans un texte-liane, peu connu, l’oeil de Brecht devenu caméra capte le travail de construction du personnage de Filch dans L’Opéra de quat’sous par un jeune inconnu, Jean Mercure. Le texte, remanié pour être publié dans le cadre théorique de Theaterarbeit, a perdu ce fragment où se disait la fascination de Brecht pour le travail du comédien qui, pour un rôle de quatre minutes, passa des heures à chercher les accessoires de sa figure. Dont un chapeau.
Texte de Bertolt Brecht :
« La distinction, suivant laquelle seuls les artistes qualifiés, doivent être appelés maîtres ne m’a jamais paru évidente. je pense qu’il y a des gens qui sont parfaitement accomplis et par là des dilettantes* et des maîtres qui ne sont jamais accomplis.
Le jeune homme appartenait à la classe des maîtres. il jouait comme un jeune maître et répétait en tant que tel. Ce qu’il avait, il le donnait, sûr de lui, comme extrait de sa mémoire, comme quelque chose que lui-même avait déjà mis à l’épreuve, si ce n’était même quelque chose de — déjà célèbre** — et néanmoins, il garda pendant toute la durée des répétitions, l’attitude du chercheur, d’un être ouvert à toute trouvaille, à toute critique. Et il cherchait le succès, la satisfaction du public nulle part ailleurs que là où il cherchait sa propre satisfaction. Il faisait tout pour représenter ce Filch, remarquant mon plaisir à son travail — je me transforme en public devant ce comédien qui s’intéresse vraiment à autre chose qu’à lui-même, et je me tiens exclusivement à lui (halte ich mich), indifférent à ce que cela peut coûter — de son côté, il se tenait à moi (hielt er sich) [et un matin, il se présenta avec quelques stars dans une grande salle des costumes.
Tandis que j’aidais l’actrice principale à composer des costumes, ce qui exigea plusieurs heures, je l’observais du coin de l’oeil dans sa recherche d’un chapeau. Il avait mis au travail quelque personnel dans la salle des costumes, et se trouva rapidement devant un grand tas de couvre-chefs, au bout d’une heure, environ, il avait extrait deux chapeaux dans le tas, et il s’apprêtait maintenant à faire un choix définitif. Il lui en coûta une autre heure. Je n’oublierai jamais l’expression torturée qui couvrait son visage expressif de crève-la-faim. Il ne parvenait pas à se décider. Hésitant, il prenait un chapeau et le considérait avec l’expression d’un homme qui place ses derniers sous, fruit d’une longue épargne, dans une expression désespérée, irrévocable. Hésitant, il le reposait, en aucune manière comme quelque chose qu’on ne reprendra plus jamais. Naturellement, le chapeau n’était pas parfait, mais peut-être était-il le meilleur des chapeaux disponibles. Par ailleurs, même s’il était le meilleur, il n’était pas parfait. Et il se saisissait de l’un, de l’autre, le regard encore posé sur celui qu’il écartait. Peut-être avait-il des qualités qui se situaient à un autre niveau que les faiblesses de l’autre. C’est ce qui rendait le choix si ardu. Car, voilà, il existait des nuances dans la déchéance, invisibles à l’oeil paresseux. Je le vis fermer les yeux, comme si, debout, il plongeait dans le sommeil. Il récapitulait les différents stades de la déchéance. Et ouvrant de nouveau les yeux, apparemment sans avoir trouvé de solution, il posait mécaniquement le chapeau sur la tête. […] [L’artiste, déchiré de doutes, fouillant désespérément dans ses expériences, torturé par le désir presque impossible à apaiser de trouver l’unique chemin, comment il pouvait représenter sa figure], montrer en quatre minutes, tous les destins et tous les attributs de sa figure, un fragment de vie. […]
Lorsque je regardai de nouveau vers lui, il déposait le chapeau qu’il avait sur la tête, d’un mouvement décidé, tourna brusquement les talons et alla vers la fenêtre. Absent, il contempla la rue en contre-bas, et après quelque temps seulement, il regarda à nouveau, cette fois négligemment, presque ennuyé vers les chapeaux, se saisit de l’un d’eux, le jeta sur la table, pour qu’on en fasse un paquet. »
Conclusion de Bertolt Brecht :
« À moi, cet épisode donna l’envie de refaire du théâtre. Mir machte diese Episode Lust, wieder Theater zu machen. »
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que Brecht en 1937 est un exilé, c’est-à-dire un homme de théâtre — déraciné — privé de théâtre et de son public. […]
Le travail de Jean Mercure peut être considéré comme le cadeau d’un comédien à un auteur en peine de théâtre.