Avec les masques de “Peines de coeur d’une chatte anglaise” (1977), il atteint une renommée internationale.
Parmi eux, il y avait Suzanne Lalique, directrice de la décoration à la Comédie-Française, qui supervisait les travaux des élèves décorateurs. Par son intermédiaire, je fus recrutée comme stagiaire pour la préparation d’ une exposition de la Comédie-Française à Versailles.
C’est là que je croisai pour la première fois Lydia et Stiva Doboujinsky, qui assistaient Lila De Nobili et Jean-Marie Simon, créateurs d’une partie des décors de cette exposition.
Je ne savais pas ce jour-là, que j’allais faire auprès d’eux mes premiers pas au Théâtre et que peu d’années plus tard, j’allais partager avec Stiva la responsabilité de projets importants.
Plus qu’une équipe, c’était une famille, autour de Lydia et Stiva que nous appelions Tata et Tonton. Autour d’eux, de Lila De Nobili et de l’architecte Renzo Mongiardino s’était formé un groupe en relation étroite, partageant idées et connaissance de l’Art. Les échanges étaient constants entre l’Italie, l’Angleterre, la France.
Arrivés à Paris en 1925, et après des créations pour Dullin, Pitoëff, Jean-Louis Barrault, Louis Jouvet, ils avaient fondé ensemble un atelier de décoration indépendant . Ce n’est que plus tard que je découvris que Stiva avait créé le célèbre masque du vieillard qui veut continuer à danser pour le film “Le Plaisir” de Max Ophüls. Tous deux avaient mis leur art au service des autres décorateurs ou metteurs en scène, mais ils n’en faisaient jamais état.
Pour nous, le passage par l’atelier Doboujinsky était une immersion dans le monde mystérieux de la fabrique de l’art scénique.
Nous étions impliqués dans les projets de metteurs en scène et décorateurs célèbres. Nous apprenions la teinture et l‘impression des tissus, le vieilissement et la patine des costumes, la fabrication de masques et d’accessoires.
Les matériaux utilisés étaient les cuirs, tissus, fourrures classiques, ou les plus contemporains, nylons, crins, vinyles.
Suivant l’effet recherché, l’objectif était d’utiliser des tissus ordinaires et de les transformer en de riches étoffes par toutes les techniques connues ou secrètes.
Pour d’autres spectacles, il nous était demandé de faire vrai, il fallait vieillir, rapiécer, raccommoder.
Lydia avait la science de l’ornement par applications, broderies, galonnages et apportait dans tout ce qu’elle faisait, sa fantaisie, sa liberté d’inspiration.
Tonton était responsable des recherches particulières, des peintures et impressions. Il était un grand dessinateur, un sculpteur de talent et par-dessus tout, un inventeur.
Pour la plupart des commandes nous travaillions dans leur appartement qui était aussi leur atelier. Les trois pièces étaient entièrement investies : une grande table de travail occupait la pièce principale. Sur le mur au-dessus de la table, il y avait de larges étagères où s’entassaient toutes sortes de flacons de couleur à l’aniline, de pots de peinture et de colles spéciales, des plâtres, ainsi que des rouleaux de matériaux divers, et toutes les tables, jusqu’aux plus petites dans le couloir ou dans la cuisine étaient occupées. On restait tard dans la nuit pour préparer une livraison, et Lydia, quand l’heure du thé traditionnel était passée, improvisait un diner, avec les derniers collaborateurs, présents jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans ces moments de récréation, ils racontaient leurs souvenirs du théâtre russe pendant la révolution, du mouvement Le Monde de l’Art et ces récits me passionnaient.
Lydia mourut en 1965, et nous en fûmes très affectés.
Le groupe se resserra alors autour de Stiva, et il fut sollicité pour des créations, des effets spéciaux, des masques, des décors.
En 1967, j’étais au Festival de Spoleto pour un premier spectacle lyrique en collaboration avec Renzo Mongiardino. Il avait créé un décor unique pour un petit Opéra de Donizetti “Il furioso all ’isola di San Domingo”. J’avais été pressentie pour dessiner les costumes.
La même année, fut proposé à Renzo le ballet “Casse-Noisette” de Tchaïkovsky à l’Opéra de Stockholm dans la chorégraphie de Rudolf Noureïev. Il souhaitait que je crée les costumes , mais je n‘avais aucune expérience dans ce domaine.
La partie importante était l’acte 2 et les costumes pour le combat des souris et des petits soldats, Drosselmeier et le roi des rats. Je n’aurais pu accepter cette responsabilité, si nous n’avions décidé d’avoir Stiva avec nous pour la partie fantastique du ballet.
C’est ainsi que se forma l’équipe : Stiva et moi fûmes associés dès l’élaboration des maquettes, et travaillâmes ensemble. Il apporta sa grande connaissance des personnages du ballet et du monde de Tchaïkovsky. Je mis des couleurs sur ses dessins, je travaillai avec lui à la réalisation des costumes des petits soldats et me débrouillai tant bien que mal pour la partie ballet classique. Renzo créa les décors, avec l’idée poétique d’une colonnade dorique dont les colonnes en tournant sur elles-mêmes se transformaient en arbres gigantesques pendant le rêve de Clara.
Les masques des souris étaient les premières têtes complètes portées par de petits danseurs. Le chorégraphe Frédéric Ashton put ainsi constater qu’il était possible de danser avec un masque couvrant la figure et la tête.
Le projet d’un film ballet d’après les “ Contes de Beatrix Potter “, qui était déjà dans l’air, vit le jour et Stiva perfectionna la technique des masques, en utilisant des structures toujours plus légères et plus réalistes d’aspect. Ainsi commença une longue et brillante collaboration entre Stiva, Christine Edzard et Sands Films.
Dans cette période de travail intense, j’eus la proposition de créer les vitrines de Noël des Galeries Lafayette, sur le thème de l’œuvre de Granville « Scènes de la vie privée et publique des animaux ». Nous étions en 1970. Stiva et moi fûmes, là aussi, associés. Je dessinai les décors et choisis les thèmes des six vitrines dans lesquelles les personnages de Granville étaient représentés par des automates animés ou par des mannequins statiques. Il réalisa les têtes des animaux et une partie des décors, notamment pour le Bal des insectes. Un petit film documentaire fut réalisé.
Quelques années plus tard Lila De Nobili, qui avait le don de créer des liens entre les idées et les personnes, conta à Alfredo Arias le monde de Granville. Toute la compagnie visionna le film des Galeries Lafayette. Ce monde merveilleux et ironique séduisit Arias. La décision d’en faire un spectacle fut prise sur le champ, et la réalisation prit un an et demi. Les masques furent encore plus complexes, entiers et articulés au niveau de la mâchoire, pour permettre aux acteurs la parole et même le chant.
Le spectacle “Peines de cœur d’une chatte anglaise” voyagea tout autour du monde, et remporta un immense succès.
Au début des années 70, Stiva choisit Sabine Dutilh comme assistante pour le seconder. Elle le suivit dans tous ses travaux et devint sa collaboratrice officielle en 1987. Elle fut associée à plusieurs créations en particulier pour les décors du XVII-XVIIIème siècles de l’exposition « Moments de mode » ou le spectacle « Sortilèges »
Homme de grande culture Stiva ne mettait jamais en avant son savoir. Il avait toujours privilégié le travail d’équipe, et ne faisait aucune différence entre le travail de création et d’exécution.
À l’occasion d’une interview on lui demanda d’où venait son surnom de Tonton, il répondit: “Il vient de mon atelier à Paris; beaucoup de jeunes sont venus y travailler pour apprendre le métier, et j’ai toujours entretenu avec eux des relations très amicales.”
Notre amitié perdura jusqu’au bout de sa longue vie.
Paris, juin 2024