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André Roussin

Jean-Jacques Bricaire

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André Roussin * Collection A.R.T.

ou

Le Boulevardier romantique

1. Une vocation musicale contrariée
2. Le Rideau gris
3.  Acteur !
4. Un succès planétaire grâce à des rhumatismes
5. La Note à payer
6. Les Dernières pièces
7. Les Adieux
8. Quelques pièces
9. Oeuvres dramatiques
10. Extrait : « Lorsque l’Enfant paraît »

Celui qui fut la plus grande révélation de l’art dramatique dans l’immédiat après-guerre s’est toujours souvenu de ce que lui avait dit Pierre Fresnay alors qu’il débutait : « Le théâtre est le plus beau métier du monde si on réussit, le pire si on végète ». Il réussira donc, au-delà de toute espérance. Ce méridional, journaliste, animateur de troupe, comédien, trouvera sa vraie vocation dans l’écriture de théâtre, discipline qui le mènera jusqu’à… l’Académie Française.

1. Une vocation musicale contrariée

André Roussin est né le 22 janvier 191 à Marseille, d’une famille de magistrats et d’industriels. Sa première passion fut le violon. À huit ans, emmené par son père à la Société des Concerts classiques de Marseille, il entend Jacques Thibaut. Ce fut une révélation et il décida de devenir violoniste. C’était pour les parents, à n’en pas douter, une vocation, le pensait-il, mais après six mois de travail acharné, il se rangeait à leur avis : il est préférable de ne pas jouer de violon si on n’en joue pas parfaitement bien. À 15 ans, il abandonne l’instrument qui l’occupa pendant de nombreuses années, pour, déjà, l’art dramatique. Il écrit une pièce en vers, un drame dans le style héroïque, qui ne comptait pas moins de 800 vers. Tous les membres de la famille prirent connaissance de la pièce. Ils baptisèrent l’auteur Pagnolet en référence à Marcel Pagnol, qui connaissait à l’époque un énorme succès avec Topaze. Tandis qu’il entre à la Faculté de droit de Marseille, tout en poursuivant ses études, il dévore toutes les pièces publiées dans La Petite Illustration, toujours fasciné par le théâtre. Il est refusé à son examen, malgré une année très studieuse, mais a écrit une comédie  La Coqueluche,  ayant définitivement renoncé au drame et à la poésie. Il la lit devant la famille, avec un certain succès, et les parents semblent à présent prendre au sérieux son désir de faire du théâtre. Il prépare alors une licence de lettres, et il est à nouveau refusé à l’écrit. Il en profite pour arrêter ses études, car il n’avait nullement l’intention de devenir professeur, qui en était l’aboutissement naturel. Entre temps, il avait particip en qualité d’acteur à des spectacles d’amateurs, et les succès faciles qu’il y avait remportés, le confirment dans son désir de devenir comédien.

Son père l’autorise alors à monter à Paris. Mais, 8 jours avant son départ, il avait participé dans les salons de l’hôtel Splendid, à une revue Ta Girl, au cours de laquelle il fait la connaissance de celui qui allait devenir son alter ego : Louis Ducreux.

Il rencontre également Paul Geraldy, venu faire une conférence à Marseille, et fait part à l’auteur de Toi et Moi, de son désir de faire du théâtre. Geraldy lui conseille alors de venir le voir à Paris.

À nous deux Paris !

Arrivé dans la capitale, il prend son emploi dans les Assurances, à la Compagnie La Flandre, dirigée par un ami de son père qui était intervenu afin qu’il soit engagé comme stagiaire. Il y restera 8 mois. Il se rend comme prévu chez Paul Geraldy qui lui conseille d’aller voir Pierre Fresnay. Ce dernier, qui jouait Nono de Sacha Guitry au Théâtre de la Madeleine, le reçoit très gentiment, et lui assène : « Le Théâtre est le plus beau métier du monde si on réussit, le pire si on végète. Vous quitterez votre bureau quand vous sentirez que ça marche. Jusque là, restez-y ».

Fresnay l’adresse à Fernand Ledoux, alors pensionnaire de la Comédie-Française, qui lui conseille de travailler Alceste. Il s’attaque également à Fantasio, Octave et Clitandre, mais si le bureau lui apparaît sans intérêt véritable, le théâtre lui semble toujours inaccessible. Ledoux l’envoie à l’Odéon où avaient lieu des auditions en vue des engagements de la saison suivante. Il n’est pas retenu. Entre temps, il avait appris que Louis Ducreux avait fondé à Marseille une Compagnie d’amateurs Le Rideau gris qui donnait chaque mois une pièce inédite pour Marseille et que, dans cette Compagnie, figurait son frère, assureur professionnel qui devenait acteur chez Ducreux alors que lui, acteur dans l’âme était amateur dans une compagnie d’assurances ! Il profite de la voiture d’un cousin qui gagnait la côte pour quitter Paris et les assurances.

 

2. Le Rideau gris

Après les années de service militaire, il lui faut gagner sa vie. Il entre comme rédacteur au Petit Marseillais. Grâce à ce tremplin, il fait la connaissance de Léon-Gabriel Gros, directeur des Cahiers du Sud. C’est alors qu’intervient le destin : il rencontre dans l’autobus une actrice du Rideau gris qui lui apprend que Ducreux cherche quelqu’un pour remplacer un acteur malade. Il se présente, fait l’affaire et joue le surlendemain en s’intégrant dans ce groupe animé d’une fureur combative pour faire accepter par le public un théâtre qui sortait de l’ordinaire. « J’arrivais au Rideau gris pour sauver une représentation. C’était lui qui allait me sauver en me ramenant au théâtre ». Le Rideau gris fut un peu à Marseille ce qu’avait été à Paris le premier Vieux-Colombier de Copeau. Né d’une même exigence, d’un besoin de réaction contre le Boulevard, animé par un jeune intellectuel raffiné et indépendant, lequel mettait en scène et jouait dans ses spectacles, cette Compagnie apportait un style personnel et inconnu, et faisait, sur un plateau de 5 mètres carrés, entrer cette fée si rare au théâtre : la poésie. Le Rideau gris n’était pas une affaire commerciale, mais un club, et chaque spectacle, répété tous les soirs un mois durant, n’était représenté qu’une seule fois. Tout était donc permis, et Roussin vivait heureux dans ce groupe d’amateurs dont chacun, en dehors, exerçait un métier.

Le Professionnalisme se dessine

Le travail se passait dans la joie et la qualité y gagnait. Pour Roussin, qui avait toujours été l’amateur partout où il avait passé, il se sentait professionnel chez ces amateurs. En fondant Le Rideau gris, Ducreux, à vingt ans, sans le moindre appui, venait de créer en France, la première Compagnie de décentralisation. Ces Compagnies feront florès après la Libération, et seront subventionnées par le Ministère de la Culture.

Les succès remportés par la troupe, notamment L’Opéra du gueux et La Tempête furent confirmés par Supervielle, Milhaud, Poulenc et Giono qui reconnaissaient tous que cette Compagnie pouvait rivaliser avec les meilleurs spectacles de Paris. La participation de Roussin au Rideau gris dura cinq ans, de 1933 à 1937. Le succès de la troupe s’affirmant, elle dut jouer à Lyon, Nice, Grenoble et Cannes. Elle devenait professionnelle et Roussin dut donner sa démission au Petit Marseillais où il avait toujours occupé jusque là son poste de journaliste. Le Rideau gris qui avait fait de ses comédiens des itinérants, se trouva très vite endetté.

Une Association de bienfaisance demande à Roussin s’il ne pouvait pas « faire quelque chose » pour un gala. En quelques jours, il écrit une revue qui remporte un grand succès deux soirs de suite. On lui demande de récidiver. Il en profite alors pour présenter sa pièce Am Stram Gram qui attendait depuis deux ans. Elle rencontre un succès éclatant et Ducreux, qui n’y avait pas cru, fait amende honorable : « Je suis le roi des cons ! C’est irrésistible ! À Paris, ce serait un triomphe ». Néanmoins, le Rideau gris est toujours dans une impasse. Pendant une année entière, pour survivre, Roussin devient représentant de la maison Soudée, en plaçant des peintures et vernis.

1937 sauva Le Rideau gris. Au Ministère de l’Éducation nationale, le ministre Jean Zay s’intéressait au théâtre, et son chef de cabinet connaissait l’existence du Rideau gris. Sur la demande de Jacques Chabannes, nommé Directeur du Théâtre d’Essai, la Compagnie fut désignée pour représenter deux spectacles à la Comédie des Champs-Élysées. Ce furent La Duchesse d’Amalfi, de Webster, célèbre en Angleterre et inédite en France, qui reçut un vibrant accueil et dans laquelle Roussin jouait Bosola, la composition d’un ancien galérien, sympathique et redoutable. Le second spectacle fut L’Inconnue d’Arras d’Armand Salacrou, également très applaudi. Engagé pour huit jours, le Rideau gris resta un mois à l’affiche. C’est après que Ducreux et Roussin se séparèrent. Ducreux et la troupe retournaient à Marseille après la tournée qui avait succédé à la Comédie des Champs-Élysées.

3.   Acteur !

Roussin remonte à Paris. Il est très vite engagé aux Ambassadeurs par Alice Cocéa pour jouer Rêves sans provisions une fois par semaine et doubler deux rôles dans Pacifique de H. R. Lenormand, que Cocéa jouait en régulier. Engagé pour jouer un rôle dans Les Jours heureux de Claude-André Puget, on lui demande de rendre ce rôle après quelques répétitions car, tous comptes faits, ça n’allait pas. Le rôle sera créé par François Perier qui y fit d’éclatants débuts. Roussin joue à l’Atelier Noces de sang de Lorca, mais les représentations étaient prévues pour 6 jours, Dullin ne pouvant en accorder plus. Il tourne le film de Marc Allegret, Entrée des artistes, auprès de Jouvet, Claude Dauphin et Odette Joyeux. Il a à peine le temps de retourner à Marseille voir sa mère, que Jean Dasté, qui dirigeait avec Barsacq et Jacquemont la Compagnie des Quatre Saisons, le fait rentrer dare-dare car il lui propose de faire partie de la troupe qui doit jouer à New-York huit pièces pendant 16 semaines, du 15 novembre au 15 mars. Ce fut une vie de forçat qui lui fit perdre quatre kilos, tant le travail était harassant. Il rentrera à Paris sans un sou en poche, s’étant fait dérober ses économies.

Il fera la guerre dans la Compagnie des Ponts Lourds, c’est-à-dire attendra pendant 8 mois sous les sapins vosgiens, jusqu’à La Course à l’Espagne lorsque l’envahisseur eut déclenché sa grande offensive. Cette Course à l’Espagne s’arrêtera, grâce à l’Armistice, à Marseille où il retrouve Ducreux, et où le Rideau gris présente Musique légère, comédie que Ducreux venait de terminer, avec Madeleine Robinson déjà connue du grand public par le cinéma, en tête d’affiche. Roussin connaît alors une courte intrigue amoureuse avec l’actrice, d’où il sort « le cœur en dentelles » mais écrit pour elle Une Grande Fille toute simple. C’est l’histoire d’une actrice qui ne sait pas faire la différence entre la vie et la réalité, entre sa profession et son destin, et qui les confond totalement.

Auteur !

En attendant, venant de toucher un petit héritage, il décide de produire Am Stram Gram à Aix, Marseille et Cannes, et obtient l’accord de Micheline Presle qui n’avait jamais fait de théâtre, mais qui était déjà une petite vedette de cinéma.

Gros succès. Nous sommes en 1941. Devant l’accueil fait à sa pièce, Roussin part pour Paris, décidé à trouver un théâtre. Après trois semaines de démarches, il obtient un contrat de Jean-Michel Renaitour, directeur du Théâtre Saint-Georges. La pièce serait jouée dans ce théâtre à partir du 27 août. Entre temps, il apprend qu’il vient d’avoir un fils. Il rentre donc à Marseille où il termine l’écriture de La Sainte Famille, comédie non dépourvue d’une certaine profondeur, et d’une ironie déjà amère.

C’est alors que Madeleine Robinson lui apprend que Claude Dauphin est prêt à jouer La Grande Fille à Cannes avec elle, Louis Jourdan, Suzy Prim et Robert Lynen. Pendant les répétitions, et pour des raisons différentes, Jourdan est remplacé par Jean Mercanton, Suzy Prim par Marthe Alicia, et Robert Lynen par un jeune inconnu : Gérard Philipe, dont ce seront les débuts sur scène. Mais ce succès est assombri par l’incident qui va empêcher La Grande Fille de voir le jour comme prévu au Théâtre Saint-Georges. Les ausweiss accordés par l’occupant et permettant à la troupe de monter à Paris se trouvent égarés. Ils seront retrouvés perdus dans un dossier, mais trop tard, et Roussin perdra l’argent remis au théâtre dont il garantissait la location. Il accepte alors une proposition de Capgras, directeur des Ambassadeurs, qui avait également pris la direction du théâtre d’Alger, d’y donner une série de représentations de La Grande Fille et d’Am Stram Gram. Hélas, l’embarquement a bien lieu à bord du paquebot Gouverneur Général Grévy, mais le débarquement a lieu le lendemain, la traversée étant annulée, car les Américains viennent de débarquer à Alger. Pour remplacer Alger et utiliser les comédiens, Roussin décide de donner des représentations à Marseille et d’organiser une tournée Avignon, Lyon et la Suisse. Mais les Allemands viennent d’envahir la zone libre et le couvre-feu est imposé à 8 heures. C’est tandis qu’il commence une comédie sur la vie de Molière – ce sera Jean-Baptiste le mal aimé – qu’il reçoit une proposition de Marcel L’Herbier, qui allait tourner La Vie de Bohème, pour y jouer un rôle prévu au départ pour Claude Dauphin, lequel venait de gagner Londres pour participer aux Forces françaises libres. Il tourne donc pendant 4 mois aux studios de la Victorine.

En juin 1943, Ducreux, qui était parvenu à traiter avec le Studio des Champs-Élysées, y présente sa pièce La Part du feu, dans laquelle Roussin interprète le rôle de composition de Klapotermann. Devant le grand succès obtenu, cinq théâtres se proposent de prendre le spectacle après les 21 jours de représentations prévus au Studio. Albert Willemetz, qui dirige l’Athénée en l’absence de Jouvet, affiche donc la pièce à partir du 25 juin. Le succès ne se dément pas et, enfin, les efforts sont récompensés : triomphe d’auteur pour Ducreux, triomphe d’acteur pour Roussin.

Après 6 mois de représentations, Willemetz remplace la pièce de Ducreux par celle de Roussin Am Stram Gram qui, après bien des tribulations – refus de 6 directeurs, ratage au Théâtre Saint-Georges et ratage d’Alger – est donnée à l’Athénée le 21 septembre 1943 et rencontre immédiatement un très grand succès. Roussin reçoit alors la visite de Raymond Faure, décorateur, et Jean Ozenne, comédien, venus lui demander un acte pour faire spectacle au théâtre Charles de Rochefort avec l’Antigone de Garnier adaptée par Thierry Maulnier. Roussin vient justement d’écrire Le Tombeau d’Achille, qui est retenu. La générale a lieu en mai. Rideau impérativement à 8 heures pour respecter les consignes draconiennes de l’occupant.

Cet horaire inattendu a fait que les invités arrivèrent presque tous en retard et que les acteurs jouèrent dans un brouhaha continuel. Après 3 représentations, le temps de lumière autorisé fut réduit à 1 heure 1/2. C’était donc la fin du Tombeau d’Achille.

Mais la pièce trouva très vite un autre lieu d’accueil, le Vieux Colombier, où elle partagea l’affiche avec Huis Clos de Jean-Paul Sartre, représentations interrompues pendant seulement une semaine en raison des événements de la Libérationm

Après les représentations de Huis Clos, Anet Badel, Directeur du Vieux Colombier et mari de Gaby Sylvia, monte Jean-Baptiste le mal aimé, pièce lourde – vingt comédiens et trois décors -, mais Badel est amoureux de sa femme et, dans le désir de la voir jouer le rôle superbe d’Armande Béjart, il n’hésite pas à se lancer dans l’aventure.

Roussin joue bien entendu Molière et Ducreux joue Boileau. Générale le 11 novembre. La presse fut médiocre et le spectacle ne connut que quelques représentations. Mais, en consolation, Claude Dauphin et Jean-Pierre Aumont, combattants de la 2e DB eurent deux mois de permission, ce qui leur permit de donner aux Ambassadeurs, avec Madeleine Robinson, une série de représentations triomphales de La Grande Fille.

4. Un succès planétaire grâce à des rhumatismes

La pièce suivante fut La Sainte Famille, présentée au Théâtre Saint-Georges, avec Robert Murzeau, Marguerite Pierry et deux débutants, Louis Velle et Jean Piat, mais les répétitions se firent en l’absence de l’auteur, retenu au lit depuis de nombreuses semaines par une crise aiguë de rhumatismes. La presse fut sévère mais le spectacle fit néanmoins des recettes honorables et atteignit 120 représentations.

Retiré en Suisse dans une maison de santé, il écrit La Petite Hutte, qui deviendra un succès planétaire. L’idée lui en avait été donnée, quelques mois auparavant, par Marcel Simon, mari de Marguerite Pierry, qui fut l’intime de Feydeau et très souvent son interprète. Pas vraiment l’idée de la pièce elle-même, mais le fait que le second acte se passait sur une île déserte entre mari, femme et amant, échoués là après un naufrage. Roussin décide alors non pas d’écrire la pièce que lui avait racontée Marcel Simon et que Feydeau n’avait pas écrite, mais d’en inventer une en partant de cette situation. La pièce fut proposée à cinq directeurs qui la refusèrent. Elle avait pourtant été acceptée par Pierre Fresnay et Raymond Rouleau, lesquels, malheureusement, étaient déjà engagés. C’est alors que René Reding, ancien Directeur du Théâtre Royal du Parc, à Bruxelles, demande à Roussin s’il n’a pas une création à lui proposer pour inaugurer le cycle des Soirées françaises, Association qu’il vient de créer à Bruxelles. Il reçoit le manuscrit et, dès le lendemain, donne son accord pour une création de la pièce le 18 octobre au Théâtre des Galeries. Il pense au comédien belge Fernand Gravey pour le rôle du mari, lequel accepte avec enthousiasme. Sophie Desmarets devait jouer le rôle féminin, Roussin s’étant réservé celui de l’amant. Mais l’actrice déclare forfait, retenue par un contrat cinématographique antérieur. C’est Suzanne Flon, qui venait de remporter un grand succès dans Le Mal court d’Audiberti qui est engagée. Elle jouera la pièce mille fois et y connaîtra un véritable triomphe. La première fut tellement éclatante que Paris le sut très vite et que, dès le lendemain, Deutsch et Fresnay étaient à Bruxelles. Le match s’engagea donc entre les deux directeurs et c’est Deutsch qui l’emporta en se réconciliant avec Jane Renouard, la redoutable femme-impresario de Gravey. C’était plus facile à cette dernière d’oublier le passé avec Deutsch qu’avec Fresnay, car elle était au plus mal avec Yvonne Printemps, et les inimitiés entre actrices sont les plus tenaces. La pièce fut donc représentée aux Nouveautés le 19 décembre 1947. Elle se jouera 1.500 fois et sera donnée dans le monde entier.

Les Œufs fatals à Printemps

Alors qu’il se trouvait en montagne après sa cure, il avait écrit le premier acte d’une pièce qu’il intitulait L’Autruche. Il la lit à Ducreux qui est emballé et lui conseille vivement de poursuivre, mais en travaillant, Roussin s’aperçoit qu’il ne peut s’agir que d’une pièce en deux actes. Elle est reçue par Pierre Fresnay à la Michodière, mais la pièce est trop courte pour constituer à elle seule un spectacle. Fresnay demande à l’écrivain Curzio Malaparte un acte dans lequel Yvonne Printemps pourrait se produire. C’est Du côté de chez Proust, pièce dans laquelle Yvonne Printemps allait chanter plusieurs romances 1900. Les Œufs de l’autruche (Roussin avait été obligé d’ajouter des œufs à son autruche, Romain Coolus, vice-président de la Société des Auteurs, ayant déjà écrit une pièce intitulée L’Autruche et demandé à son confrère de bien vouloir changer son titre) remportent un énorme succès, mais la pièce de Malaparte est fraîchement accueillie, et Fresnay demande à Roussin s’il n’aurait pas un acte susceptible de remplacer Proust, après un temps décent vis-à-vis d’Yvonne afin de ne pas vexer cette dernière. Roussin écrit donc L’École des dupes qui vit le jour en profitant d’une fatigue vocale de la grande diva.

Une rencontre décisive

Elvire Popesco téléphone un jour à Roussin en lui demandant d’écrire une pièce pour elle. La personnalité si forte et si originale de l’actrice allait inspirer l’auteur qui, en un mois, écrit Nina. Il lui lit la pièce qui la fait beaucoup rire mais il n’en revient pas quand elle lui dit : «C’est dommage que le rôle ne soit pas pour moi ». C’est alors qu’Albert Willemetz qui avait lu la pièce lui téléphone et le rassure : « Elle fait toujours ça, elle s’affole tout de suite à l’idée de jouer, et elle dit n’importe quoi pour refuser. Laissez-moi faire, je la persuaderai ». Il y mit le temps nécessaire, mais y parvint. Ce fut un énorme succès, en partie grâce à l’actrice qui s’y montra admirable et qui avait rencontré un rôle à sa mesure. Roussin avait alors quatre pièces de lui en même temps à Paris.

Bobosse, la pièce écrite pour François Périer venait d’être créée et, elle aussi, rencontrait un indiscutable succès. Elle sera jouée deux années de suite.

Lorsque l’Enfant paraît, écrit pour les Nouveautés et destiné à succéder à la Petite Hutte, rencontra des réticences de la part du Directeur Benoît-Léon Deutsch, car le thème qui en était l’avortement apparaissait particulièrement délicat. Mais l’enthousiasme avec lequel les deux vedettes pressenties, Gaby Morlay et André Luguet, fut tel qu’il rassura le directeur. Ce dernier ne put que se réjouir car L’Enfant connut 1.650 représentations.

5. La Note à payer

Tous ces triomphes précédaient un échec cuisant, l’un des rares à relever dans l’œuvre de l’auteur. La Main de César allait en effet être créée au Théâtre de Paris, dirigé par Marcel Karsenty et Pierre Dux. L’action de la pièce se passait à Vardon l’Antique – une parodie de Vaison la Romaine -, où un pharmacien fou de romanité allait, dans sa folie, jusqu’à se séparer de la femme qu’il aimait afin d’imiter l’Empereur Titus. La création à Lausanne fut terne en raison du troisième acte qui devait être à la fois comique et émouvant et auquel le public n’adhérait pas. Avant la création à Paris, Roussin récrit son troisième acte, ce qui oblige la direction à reculer la générale d’une semaine. Dans Paris, les bruits se répandent vite, surtout s’ils sont négatifs. À la générale, le nouveau troisième acte connut le même sort que précédemment. Ce fut alors la curée. Roussin payait ses nombreux triomphes, et il était temps de lui rabattre son caquet. La pièce tint pourtant quatre mois, et l’auteur la qualifia dans ses souvenirs de demi-échec. En dehors du troisième acte incriminé, on peut penser que la distribution pouvait y être pour quelque chose. En effet, les rôles des deux méridionaux cocasses qui faisaient irrésistiblement penser à Raimu et à Charpin, étaient tenus par Pierre Blanchar et Pierre Dux et le moins qu’on puisse dire est qu’ils étaient l’antithèse des personnages. Curieusement, dans ses mémoires, l’auteur n’y fait aucune allusion.
La désillusion née du semi-échec de La Main de César fut effacée par la création d’Hélène ou la joie de vivre, adaptation avec Madeleine Gray d’un roman de John Erskine. C’est une parodie de La Guerre de Troie et de La Belle Hélène, qui conte les débats de l’épouse inconstante et dynamique avec un mari subjugué. Là encore, la pièce rencontra un grand succès.

C’est pendant ces représentations que la lecture d’un fait divers donne à Roussin l’idée d’une pièce : Le Mari, la femme et la mort. En Italie, une paysanne avait par deux fois payé quelqu’un pour tuer son mari, par deux fois elle avait été flouée, le mari vivant toujours. Alors, furieuse, elle avait tout raconté à son époux, lequel avait attaqué en justice l’escroc mauvais tueur afin d’obtenir la restitution de l’argent perdu. Sur le même sujet et partant du même fait divers, Salacrou écrit Une Femme trop honnête, mais si le sujet est identique, son traitement est fort différent. Chez Salacrou la femme veut faire assassiner son mari par honnêteté, pour le préserver du chagrin d’apprendre qu’elle le trompe. Chez Roussin, la femme agit uniquement par cupidité… Pièce dont l’énormité masque une ironie où l’on sent poindre un soupçon d’amertume et un rien de mépris. Grand succès, auquel l’auteur est habitué. La pièce est créée en février 1954 aux Ambassadeurs et sera reprise vingt ans après au Théâtre Antoine, rencontrant toujours le même accueil chaleureux.

Directeur de théâtre

Pendant la saison 1954-55, Roussin et Deutsch se rendent acquéreurs du Théâtre de la Madeleine. Les nouveaux Directeurs inaugurent leur association avec L’Amour fou qui conte l’aventure d’une femme mariée, harcelée par un individu peu ordinaire en quête d’absolu, ravageur, et qui lui propose l’amour fou. Cet homme est absolument sincère, ce par quoi il dérange. Lorsque la femme, prête à s’abandonner lui propose le cinq à sept qui garantira la sécurité et le mensonge, il sort et claque la porte. Son grand amour n’était donc qu’une petite bourgeoise, ce qu’il ne peut accepter.

Cette pièce, qui est baignée d’une mélancolie qui est déjà celle d’un moraliste, sera reprise vingt ans plus tard avec le même bonheur.

Léo Lapara, qui partagea si longtemps la carrière de Louis Jouvet, signale à Roussin un roman italien de Vitaliano Brancati Le Bel Antonio qui conte l’histoire d’un coq de village frappé d’impuissance. Honte et malédiction pour une famille sicilienne dirigée par le père qui se révèle un personnage haut en couleur, un rôle dont Raimu aurait pu être le prestigieux interprète. Mais il avait depuis un certain temps déjà rejoint Talma, Frédéric Lemaitre et Lucien Guitry au paradis des comédiens. Lapara imagine alors de remplacer le rôle du père par le rôle de la mère, en pensant bien entendu à Elvire Popesco, la seule actrice susceptible d’être le pendant dramatique du grand Jules Raimu. L’idée séduit Roussin qui écrit La Mamma. Les répétitions avec ce monument de la scène furent mémorables, car elle prenait facilement de grandes colères qui s’apaisaient aussi vite devant cet auteur qui sait fournir à l’acteur ses armes les plus fines, agrémentées de dialogue étincelant. La presse attribue le succès dans sa presque totalité à Popesco, ce qui ne surprend pas l’auteur, habitué à être blessé par l’acharnement dans la mauvaise foi. On lui jette au visage, à travers des articles venimeux et insultants qu’il s’y entend en grossièretés et vulgarités. Dans ses souvenirs, Roussin avoue n’avoir jamais compris ce qui lui valait ce traitement. La raison en est pourtant simple: trop c’est trop, et les envieux et les jaloux, qui avaient déjà dû supporter chez Roussin un nombre important de triomphes crachaient leur bile. Si nous avions connu une nouvelle occupation – ce qu’à Dieu ne plaise – suivie d’une libération, Roussin aurait peut-être subi le sort infamant réservé, pour les mêmes raisons, à Sacha Guitry, qu’il considérait comme son maître.

Pierre Dux qui lui avait joué La Main de César et Hélène lui propose d’écrire une pièce en alexandrins. André Roussin est immédiatement séduit par l’idée de tenter cette expérience, et excité à l’idée de gagner ce pari. Mais quelle comédie écrire, sur quel sujet ? L’idée des Glorieuses lui vient assez vite. Une glorieuse, c’est une femme d’auteur, insupportable par l’importance qu’elle donne dans tout ce qui touche à l’œuvre de son mari, car elle n’existe que par la gloire de son grand homme. La pièce est vite terminée mais devra attendre deux années pour voir le jour, car Dux est toujours bloqué au théâtre Saint-Georges par le succès triomphal de Patate de Marcel Achard. C’est donc seulement au cours de la saison 1960-61 que le pièce peut être représentée. Le succès fut grand et la presse partagée.

Ne supportant plus l’obligation de venir à la Madeleine l’après-midi s’occuper des affaires commerciales du théâtre, Roussin passe la main, ainsi que Deutsch, en 1965. Auparavant, l’auteur aura donné deux dernières pièces à son théâtre : Un Amour qui ne finit pas et La Voyante.

6. Les Dernières pièces

L’Amour fou annonçait en quelque sorte Un Amour qui ne finit pas. Là aussi, le héros n’est pas un homme ordinaire. C’est un lunaire qui rencontre une femme qui lui apparaît constituer son idéal, et à laquelle il propose de se laisser aimer par lui, chastement et sans contrepartie. C’est une pièce tendre et pleine d’humour sous le voile léger de la fantaisie. La critique sera séduite par ce ton nouveau, plus grave et plus mélancolique auquel l’auteur ne les avait pas habitués.

La Voyante est un rôle insolite et dramatique écrit spécialement pour Elvire Popesco. On sentait déjà poindre amertume, désenchantement et une certaine gravité dans la pièce précédente. Cette fois-ci, en entrant dans le monde de la voyance, il frôle le drame et l’angoisse. Il tient à faire connaître son opinion sur le rationnel et l’irrationnel, sur la matière et l’esprit. Les critiques sont subjugués, tant par « la virtuosité et l’étendue du talent de l’auteur que par l’interprète qui atteint à une grandeur héroïque et monumentale » écrit Jean-Jacques Gautier.

André Roussin, tenant du théâtre de divertissement de qualité – et même de grande qualité – était un redoutable polémiste, toujours prêt à défendre ce théâtre dit bourgeois que honnissaient les metteurs en scène voisins du théâtre populaire. Il a publié dans le Figaro littéraire en février 1965 un grand article vengeur dans lequel, tel Molière, il fustige les précieux ridicules: Nous, les maudits du théâtre.

Il y pourfend tous les faux semblants de la scène, les truqueurs, et prend la défense des comédies qui savent faire oublier ses angoisses au grand public: « Depuis vingt ans on attend donc le théâtre destiné à remplacer le théâtre bourgeois déclaré mort. Et depuis vingt ans, chaque saison voit un, deux ou trois triomphes de ce théâtre-là, mais aucun de son remplaçant … et pourtant nous sommes condamnés, placés au ban du théâtre. Bourgeoises, nos pièces n’appartiennent plus au patrimoine culturel de notre pays. Nos comédies sont jouées en Amérique, dans des théâtres de 3.000 places, mais elles sont indignes, comme pièces bourgeoises, de faire rire le peuple de chez nous. Un interdit les frappe. Marivaux et Feydeau sont culturels, mais les comédies de notre temps ne franchissent pas les portes des nouveaux temples de l’Art dramatique. On purge bébé c’est la culture. TopazeLe Sexe faible ou Jean de la Lune c’est le théâtre bourgeois auquel le peuple n’aura pas droit. Telle est la politique culturelle du théâtre en l’an de grâce 1965 ».

À la suite de cet article-mise au point, une vive polémique s’est engagée entre Roussin et Jacques Lemarchand. À partir de 1963, la production de Roussin se fera de plus en plus réduite. Autre rôle écrit pour Popesco sur une idée de René Clair La Locomotive, créée à Marigny, dont Popesco est la directrice. Sonia, charmante slave, a débarqué à Paris à 17 ans. Depuis 40 ans, elle est l’épouse d’un brave libraire avec lequel elle a eu des enfants, lesquels lui on donné des petits enfants. Elle leur raconte à tous depuis toujours, ce qui est devenu pour eux une habitude, et qu’ils écoutent avec une ironique affection, la folle passion qui l’avait unie, jadis au beau Kostia. Le beau Kostia sonnera un jour à la porte de Sonia retrouvée. Les 40 années qui lui sont, à lui aussi, tombées sur les épaules, si elles ont diminué son charme, n’ont en rien altéré ses souvenirs et sa lucidité. La légende que Sonia entretenait depuis tant d’années se trouvera donc passablement écornée.

La presse est médiocre. Si elle encense la comédienne, elle est assez réticente concernant l’auteur auquel elle reproche d’avoir écrit une pièce sur mesure qui fait ressentir le vide laissé autour du personnage principal. Il faudra attendre ensuite trois ans – 1969 – pour la création d’On ne sait jamais à la Michodière. Là aussi, on relève, comme dans L’Amour fou, de l’inquiétude et du cynisme, comme si, d’année en année, Roussin se laissait envahir par un sentiment de tristesse. Le personnage central est une brute sensible, mais jaloux et inconscient. Il va être assommé par la révélation que sa mère ne fut pas la sainte qu’il révérait et que son père respecté n’était pas le sien.

À nouveau trois ans d’attente pour la création de La Claque en avril 1972 à la Michodière, qui marquera les adieux au théâtre de Pierre Fresnay. La pièce permettra à l’auteur de renouer avec le grand succès. Un compositeur gifle un critique. On assiste aux réactions diverses dans les deux familles et les duos indépendants et simultanés livrent des reflets différents de la vérité. Tout le monde est bien embêté et la recherche d’un compromis s’avère difficile car un vieux colonel, oncle du giflé, intraitable sur les questions d’honneur, va bien compliquer les choses…

C’est à l’une de ces représentations que Pierre Fresnay, qui joue le colonel, annonce au public l’élection d’André Roussin à l’Académie Française. Ovation de la salle

Ce n’est qu’en 1981 que Roussin sera de nouveau affiché, au Théâtre Daunou cette fois, avec La Vie est trop courte : « L’héroïne de la pièce a échappé à un accident d’auto auquel elle n’aurait pas survécu dix ans plus tôt. La médecine et la chirurgie modernes ont donc allongé la vie et, d’autre part, à 45 ans, les femmes ont l’air d’être les sœurs de leurs filles. Que faire donc de cette longue vie devant soi dès lors que les enfants sont mariés et qu’ils n’ont plus besoin de l’attention de leurs parents ? C’est la question que se pose l’héroïne et avec elle beaucoup de femmes d’aujourd’hui à son âge ». (résumé de l’auteur) Critique mitigée.

7. Les Adieux

André Roussin quittera la scène le 3 novembre 1987 pendant les représentations de sa dernière pièce La petite chatte est morte. (1) Si son décès a donné lieu à de très nombreux articles, il n’en a pas été de même pour cette œuvre ultime, dont l’annonce n’a pas suscité grand intérêt, et qui a été créée le 6 octobre 1987 Salle Gaveau, où elle a rencontré un accueil sympathique et connu une carrière honorable. Comment expliquer l’indifférence rencontrée à l’annonce de sa création qui n’a pratiquement pas été couverte par la presse ? Est-ce le silence de six ans après La Vie est trop courte – pièce elle-même succédant à neuf années non productrices- qui justifie ce désintéressement envers celui qui avait fait représenter trente pièces ayant presque toutes connues d’éclatants succès, jouées plusieurs années de suite avec souvent plus de mille représentations ? Sic transit…

Dans La Petite Chatte est morte, que l’auteur tenait pour un simple divertissement sur la difficulté d’aimer sans être aimé en retour, Roussin imagine qu’Arnolphe, qui a tué Agnès, passe en justice et, dans le procès, tous les témoignages pour ou contre Arnolphe sont tirés du texte de Molière. Les avocats se battent à coups de citations. Certaines sont accablantes, d’autres permettent de plaider la folie.

Jacqueline de Romilly, dans son discours à l’Académie Française lors de son élection au fauteuil d’André Roussin, a précisé : « Il est émouvant que cette œuvre dernière soit un hommage à Molière, qui a été de tout temps l’auteur favori de Roussin ».  (2)

Roussin a consacré avec enthousiasme, pendant les nombreuses années qui l’ont éloigné du théâtre, son temps à la peinture : « J’étais un peintre du dimanche qui peignait sept jours par semaine ». Ses toiles, malheureusement, ne connaîtront pas la gloire de ses pièces.

André Roussin a été sans conteste la plus grande révélation de l’Art dramatique dans l’immédiat après-guerre. Il sera l’un des plus féconds et représentatifs d’un théâtre de divertissement auquel il avait su imprimer un style léger et fantaisiste, et qui ne cessera de divertir sans abêtir.

L’avenir dira quelle sera la place de Roussin dans l’histoire de la dramaturgie, lui qui disait : « Les Français estiment que le rire n’est pas sérieux, et ils attendent que les auteurs de comédie soient morts, parfois depuis longtemps, pour les mettre à leur vraie place. ».

André Roussin a été élu en avril 1973 à l’Académie Française au fauteuil de Pierre-Henri Simon.

Il a été président de la Société des auteurs de 1982 à 1984.

(1) Allusion à la célèbre réplique d’Agnès dans l’École des femmes : Le petit chat est mort.
(2). « …Molière, et plus près de moi Sacha Guitry qui écrivait, dirigeait une salle, jouait ses pièces. Pour moi, il était tout le théâtre » André Roussin

 

Collections A.R.T.

8. Quelques pièces

LES ŒUFS DE L’AUTRUCHE

Analyse

Hippolyte, bon époux, bon citoyen, découvre soudain qu’il a mis au monde deux rejetons par trop à la page, puisque l’un dédaigne visiblement les femmes, et que l’autre accepterait volontiers qu’elles le fassent vivre. Mais son indignation s’apaise, et il s’incline devant cette situation dès qu’il entrevoit le moyen d’assurer l’avenir de l’aîné grâce aux largesses de la protectrice du second.

Critiques

« Le talent de M. Roussin s’épanouit à chacune de ses pièces. Chaque fois il y met plus d’observation. Chaque fois aussi son ouvrage est plus habilement construit, la donnée plus audacieuse, la cocasserie plus grande, le dialogue plus serré et plus significatif. Bravo Roussin, voilà de la bonne comédie ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« André Roussin est le seul de nos auteurs comiques qui se soit décidé à faire rire sans vulgarité, sans prétention, sans bassesse, le public ».
Jacques Lemarchand – Combat

« Becque, Mirbeau, Courteline, s’ils avaient été là l’autre soir, eurent pu reconnaître en M. Roussin un artiste de leur rang ».
Edmond See – Paris-Normandie

« Si, dans La Petite Hutte l’étude du triangle peut être mise au comble de la situation, Les Œufs de l’Autruche, pièce incomparablement meilleure, est une véritable peinture de mœurs ».
Elsa Triolet – Les Lettres Françaises

LA PETITE HUTTE

Analyse
Accompagnés de leur ami Henri, Philippe et sa femme Suzanne étaient les passagers d’un paquebot qui a coulé. Naufragés tous trois dans une île, il est difficile à Henri et Suzanne qui sont amant et maîtresse, de s’isoler. Ils prennent donc le parti de tout avouer à Philippe.

Critiques
« J’ai ri pendant toute la représentation, sans retenue, sans souci, en les oubliant tous : les contributions involontaires non exceptionnelles, la CGT et ses schismes, la bizone et autres balivernes. Or, il ne faut pas bouder les contes légers quand ils sont bons, le vaudeville s’il nous détend, et l’inconscience du moment qu’elle se présente sous les apparences très charmantes, très comestible et très intelligente de Melle Suzanne Flon ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Je suis bien content de m’être tant plu à La Petite Hutte. Et de m’être senti d’accord avec une salle qui – pour une fois – riait juste, abondamment, régulièrement et très sainement dramatiquement. J’imagine que Sarcey eût parlé plus longuement de ce spectacle, de cette pièce, de cet auteur, de ces acteurs, de ce public. Il en avait le temps, nous ne l’avons pas. Et il est bien hypocrite celui qui s’en indigne ».
Jacques Lemarchand – Combat

« Enfin une pièce amusante ; on en croyait la race presque éteinte… En somme trois et une qui, pour une fois ont presque de l’esprit comme quatre ».
André Franck – Le Populaire

« …Ce vaudeville tropical qui aspire au conte philosophique, est cependant dénué de toute prétention. Il est vif, plaisant et prestement enlevé ».
Gustave Joly – L’Aurore

LE MARI LA FEMME ET LA MORT

Analyse
C’est l’histoire d’une femme qui veut, mais n’arrive pas à faire tuer son mari, malgré toutes les combinaisons échafaudées, et l’argent remis à un tueur défaillant.

Critiques
« Ce qui frappe, c’est la multiplicité d’un tel ouvrage : pièce à suspens, à sensation, pièce policière sans policier, pièce à effet, pièce fait-divers, étude de caractère, pièce burlesque, comédie conjugale et tableau satirique de mœurs très humaines ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Sombre et classique histoire. André Roussin, qui n’est pas né d’hier, sait qu’on peut faire rire avec la mort, et comment. Si Arlette tuait Sébastien, ce serait un drame. Puisque ses attentats ratent à chaque coup, c’est une comédie. Pour nous en persuader, il n’est que de regarder les comparses de l’histoire. Ce ne sont pas les spectres d’une danse macabre, mais bien les marionnettes d’un vaudeville où rien, on le devine tout de suite, ne tirera à conséquence, où les situations les plus dramatiques se dénoueront sur une pirouette, où les mauvais coups éclateront dans le vide, où tout sera bien qui finira bien ».
Dominique Jamet – L’Aurore

« On croit qu’il est simple de pousser à l’eau un mari candide qui a la manie d’aller à la pêche. Pas du tout. Et la drôlerie de la pièce est là. Nous ne sommes ici ni chez August Strindberg ni chez Swedenborg, mais chez Roussin. Et nous passons la soirée à rire. Tuer sa femme ou son mari est très banal. Tous les criminologistes vous le diront. Mais rater l’opération à chaque fois, malgré toutes les combinaisons échafaudées, ne tarde pas à devenir vaudevillesque et à provoquer la plus franche hilarité ».
Jean Mara – Minute

LORSQUE L’ENFANT PARAIT

Analyse

Un chef de famille apprend que sa femme est enceinte, bien qu’elle ne soit plus de la première jeunesse, et se trouve également confronté à une succession d’annonces du même type de la part de son fils, du grand père et de la femme de chambre. L’homme, étant ministre de la famille, se demande comment faire face à cette situation, craignant d’être la risée de la presse et du gouvernement.

Critiques

« La scène où le ministre de la Famille cède à la tentation d’escamoter l’enfant à naître parce que les railleries que cette naissance tardive suscitera risquent d’affaiblir sa situation parlementaire et donc de porter atteinte aux idées dont il est le soutien, cette scène-là est la meilleure comédie de tous les temps, et Molière ne l’eut pas désavouée… Et puis l’authentique gaieté baigne et réchauffe tout cela de bout en bout et c’est si rare ».
Dussane – Samedi Soir

« À partir de cette coïncidence regrettable (la future paternité de Charles Jacquet coïncide avec celle de son fils Georges) s’enchaînent les quiproquos, les surprises, les étonnements, les retournements de situation, les combinaisons dramatiques, les scènes toutes valables, toutes naturelles, toutes vraisemblables, toutes admissibles et, disons-le, toutes extrêmement comiques ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« J’ai ri des mille et une gauloiseries que l’auteur, moliériste dans l’âme, a inventé la dessus. Il est fertile en bons mots : son dialogue pétille comme la bûche de Noël. C’est alertement tricoté, il ne manque pas une maille… La salle était en joie ».
Robert Kemp – Le Monde

9  Œuvres Dramatiques

1942 Une Grande fille toute simple – Juillet – Cannes
1943 Am Stram Gram – décembre – Théâtre de l’ Athénée
1944 Le Tombeau d’Achille – mai – Théâtre Charles de Rochefort
1944 Jean-Baptiste le mal aimé – décembre – Théâtre du Vieux Colombier
1946 La Sainte Famille – mai – Théâtre Saint-Georges
1947 La Petite Hutte – décembre – Théâtre des Nouveautés
1948 L’Étranger au théâtre – octobre – Club de la Rose Rouge
1948 Les Œufs de l’Autruche – novembre – Théâtre de la Michodière
1948 Joyeux chagrins (d’après Noël Coward) Théâtre Édouard VII
1949 L’École des dupes – juin – Théâtre de la Madeleine
1949 Nina – Octobre 1949 – Théâtre des Bouffes Parisiens
1950 Bobosse – mars – Théâtre de la Michodière
1951 Lorsque l’enfant paraît – octobre – Théâtre des Nouveautés
1951 La Main de César – décembre – Théâtre de Paris
1952 Les Barbes nobles – novembre – Théâtre du Grand Guignol
1952 Hélène ou la joie de vivre – décembre – Théâtre de la Madeleine
1954 Le Mari la femme et la mort – février – Théâtre des Ambassadeurs
1955 L’Amour fou – septembre – Théâtre de la Madeleine
1955 Le Monsieur qui attend (d’après Emlyn Williams) Comédie Caumartin
1957 La Mamma (d’après Vitaliano Brancati) février – Théâtre de la Madeleine
1960 Les Glorieuses – septembre – Théâtre de la Madeleine
1960 Une Femme qui dit la vérité – septembre – Théâtre de la Madeleine
1961 La Coquine (d’après Diégo Fabbri) – septembre – Théâtre du Palais Royal
1962 L’École des autres – décembre – Théâtre de l’Œuvre
1963 Un Amour qui ne finit pas – février – Théâtre de la Madeleine
1963 La Voyante – novembre – Théâtre de la Madeleine
1964 Rupture – février – Paquebot France
1964 Pieds nus dans le parc (d’après Neil Simon) décembre – Théâtre de la Madeleine
1966 La Locomotive – décembre – Théâtre Marigny
1969 On ne sait jamais – septembre – Théâtre de la Michodière
1972 La Claque – octobre – Théâtre de la Michodière
1975 Le Pape kidnappé (d’après Joao Bethencourt) – Théâtre Édouard VII
1981 La Vie est trop courte – octobre – Théâtre Daunou
1987 La Petite chatte est morte – novembre – Salle Gaveau

Œuvres

Rideau gris et habit vert (Albin Michel)
Le Rideau rouge (Albin Michel)
Un contentement raisonnable (Grasset)
Patience et impatiences (La Palatine)
La Boîte à couleurs (Albin Michel)
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs ( Albin Michel)

10 ; Extrait

LORSQUE L’ENFANT PARAIT

  1. Jacquet ministre de la Famille, marié depuis 25 ans, père de deux grands enfants (22 et 20 ans), vient d’apprendre de son épouse Olympe qu’il sera prochainement à nouveau père, juste avant les prochaines élections…

Olympe : Pourvu que les gens n’aillent pas faire de cancans !

Jacquet : Quels cancans ?

Olympe : Comme pour le peintre de Mme Gernicaut par exemple ! Tu vois comment les choses sont interprétées aussitôt

Jacquet : J’espère que tu es au-dessus de tout soupçon, ma chère ! Du moins je veux le croire…

Olympe : Toi tu peux le croire. Mais les gens ! Les gens sont si méchants, mon pauvre ami ! Visé comme tu l’es déjà !

Jacquet : Ceux qui auront quelque chose à dire viendront me trouver !

Olympe : Justement pas ! Ils s’en garderont bien ! Et tu as déjà entendu tout à l’heure la réflexion de ton père parlant de Mme Gernicaut: « À son âge, a-t-il dit, ce sont rarement les maris qui vous font des enfants ». Tu l’as entendu comme moi ? J’ai reçu un coup, je t’assure ! Enfin heureusement nous n’avons pas de peintre dans notre entourage !

Jacquet : Mais Oui !

Olympe : Nous avons un peintre ?

Jacquet : Roger. Il est avocat mais c’est pareil. Il est garçon, il est très lancé, très en vue, et nous sommes toujours ensemble, en tout cas très souvent.

Olympe : Mais Roger est un cousin à toi !

Jacquet: À moi ! Justement ! Pas à toi. Un cousinage par alliance n’a jamais empêché deux personnes de coucher ensemble si elles en ont envie.

Olympe : Quoi ? Mais, Charles, tu ne vas pas me dire que Roger et moi…

Jacquet : Mais non, je ne te le dis pas !

Olympe : Ah ! Bon !

Jacquet : Je te dis ce qu’on dira ! Je te dis que nous aussi nous avons notre peintre, enfin, celui sur qui on peut partir pour raconter n’importe quoi ! Je n’y avais pas pensé, je l’avoue, mais c’est toi qui as raison. Les langues vont marcher tout de suite. C’est certain. Avec la mentalité actuelle je vais immédiatement passer pour un cocu, c’est évident.

Olympe : C’est un peu fort !

Jacquet : Fort ou non, ce sera comme ça !

Olympe : Tu m’avoueras que les gens sont insensés, tout de même ! :

Jacquet : Pour toi encore, cela peut être flatteur !…

Olympe : Je te remercie !

Jacquet : Pour moi c’est infiniment moins drôle, reconnais-le ! Ah ! Tu me mets dans une position agréable, je te jure !

Olympe : Écoute ! Je n’y suis pour rien, moi !

Jacquet : Oui enfin… Je me comprends.

Olympe : Que veux-tu que je te dise !

Jacquet : Rien. Je préfère de beaucoup que tu ne dises rien. En général tu ne prends pas la parole pour dire des choses très positives.

Olympe : Je te remercie.

Jacquet : Ce n’est pas un reproche, c’est une constatation. Tu pousses des soupirs et des exclamations, tu formules des souhaits ou des regrets mais tu ne te signales pas d’une façon générale par des phrases qui aient une direction précise.

Olympe : Eh bien, tu es agréable ! Qu’est-ce que je t’ai fait, Charles ?

Jacquet : Tu ne m’as rien fait, je t’explique ton cas. Ça n’a d’ailleurs aucune importance, s’il y a des décisions à prendre je suis là pour ça.

Olympe : Quelle décision veux-tu qu’on prenne ?

Jacquet : Aucune. Il n’y a aucune décision à prendre. Seulement je réfléchis… c’est mon devoir. Je pense au mariage de notre fille, je pense aux élections…

Olympe : Alors ?…

Jacquet (masquant par une évidente sincérité dans le ton l’absurdité de son raisonnement): Alors, avec la même lucidité que toi tout à l’heure j’exa­mine la situation. La situation est celle-ci : Je mène une campagne – assez bruyante, disons-le – et je triomphe par deux votes de l’Assemblée, l’un : la suppression des maisons de tolérance, l’autre : l’augmentation des peines qui frappent l’avortement. Là-dessus on apprend qu’après vingt et un ans sans maternité tu attends un enfant. Et cela commence à se savoir naturellement au moment de la prochaine campagne électorale. Je vois tout de suite la façon dont mes adver­saires utiliseront la chose: pour prêcher d’exemple, me faisant le premier prêtre de ma religion, je me suis brusquement jeté sur ma femme pour consolider ma situation poli­tique et affermir mon portefeuille. Je suis tourné en ridicule et toi tu passes pour une victime du devoir. Nous sommes ridicules tous les deux. Et officieusement – je veux dire dans le monde et dans les couloirs de la politique, tu passes pour la maîtresse de Roger ou d’un autre et tu me fais endosser une paternité à laquelle je suis seul à croire. Je suis deux fois grotesque.

Olympe : C’est effrayant !

Jacquet (se convainquant lui-même peu â peu de la valeur de ses arguments): C’est la situation exacte dans laquelle je me trouve. Alors la question est celle-ci: Dois-je – ai-je le droit – de laisser le ridicule et le scandale atteindre ma personne, je veux dire ma fonction, le poste que j’occupe, qui représentent le peu qui reste peut-être encore en France de propreté ? Je suis Sous-Secrétaire d’État à la Famille, ne l’oublions pas… Je suis Ministre. En laissant la malignité publique atteindre à travers moi les idées que je défends et pour lesquelles je me bats, c’est le Gouvernement lui-même et un peu de la moralité du pays que je mets en cause. Mieux : c’est à travers moi qu’ils seront atteints, mais c’est par moi que les choses en seront venues là. Sans vouloir du tout employer de grands mots, cette histoire intime se place par la force des circonstances sur un plan qui nous dépasse, ma chère, je ne dirai pas tout à fait « national », mais PRESQUE ! C’est le cas où un homme qui a accepté d’assumer une charge publique doit savoir faire à l’État – et pour son honneur – le sacrifice de certaines convictions intimes. Olympe, c’est en mon âme et conscience que je te parle et en tenant compte du poste jue j’occupe : notre devoir est là. Nous ne garderons pas cet enfant.

Olympe : Le mien ?

Jacquet : Le nôtre.

Olympe : (avec une lueur de joie mal contenue): C’est vrai ?

Jacquet : C’est une décision sévère et douloureuse dont je te prie de me pardonner. Je sais quel sacrifice je te demande et crois bien que si je me donne à moi-même maintenant cet ordre c’est avec – au fond de moi – une blessure.

Olympe : Tu crois vraiment que… ?

Jacquet : Il faut parfois sacrifier à une cause morale les voeux les plus clairs de la nature. Il faut voir haut et large et ne pas reculer devant ses responsabilités.

Olympe : Si tu le crois vraiment…

Jacquet : Je ne le crois pas. Je sais, où est mon devoir, simplement. J ‘aime mieux m’amputer d’un enfant à naître que de risquer l’ombre d’une atteinte à la famille française !

Olympe : Je te comprends, Charles; c’est très beau. Tu es magnifique de calme, de décision. Vois-tu, je me sentais au fond d’un gouffre et simplement, là, en quelques phrases claires, tu m’as ramenée au jour. Je me sens sauvée tout à coup. Je ne sais pas pourquoi ! Tu es merveilleux.

Jacquet : Tu as déjà mis Annie au courant, m’as-tu dit ?

Olympe : Oui…

Jacquet : Tu aurais pu attendre de m’en avoir parlé

Olympe : J’étais bouleversée quand je suis rentrée. Elle était là…

Jacquet : C’est sans grande importance. On dira aux enfants que Parocel est célèbre pour ses erreurs de diagnostic – et que j’ai tenu à ce que tu sois examinée par Bassompierre. Et Bassonpierre démentira formellement l’avis de Parocel

Olympe : Et de Moiturier.

Jacquet : Et de Moiturier ! Ce ne sera pas la première fois que deux professeurs se seront trompés. L’avenir prouvera que Bassompierre avait vu juste.

Olympe : Mais, Charles… La religion est formelle. C’est un… un crime.

Jacquet : Quand il est exigé pour des raisons morales – et c’est le cas – ce n’est plus qu’une opération. Il suffit qu’elle soit bien faite. Je verrai Bassompierre dès lundi, j’en fais mon affaire.

Olympe : Tu sauras le convaincre ?

Jacquet : Je serais surpris qu’il ne partageât pas mes vues. Il attend beaucoup sa cravate de Commandeur et je saurai reconnaître le service rendu à la moralité que je représente.