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Jean Vauthier

par Geneviève LATOUR

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Jean Vauthier * Collections A.R.T.

1. Une enfance sans grande originalité
2. Un auteur perturbé et dérangeant
3. Un auteur apprécié des plus grands du spectacle
4. Un auteur inspirant les jeunes animateurs
5. Les Adaptations
6. Les Lauriers de la Gloire
7. Quelques pièces 
8. Œuvres dramatiques
9. Extrait : « Capitaine Bada »

ou
L’Angoissé frénétique et douloureux

Exutoire de la détresse et de la révolte forcenées d’un auteur, écorché vif, le théâtre de Jean Vauthier, aux beautés, aux vulgarités, aux fulgurances, aux exagérations fiévreuses, ne ressemblant à aucun autre et se défendant de l’être, procurait aux spectateurs soit une sensation de malaise, soit un sentiment admiratif, mais il existait, personne ne pouvait rester indifférent.

1. Une enfance sans grande originalité

Quoique sa famille soit de souche française, le petit Jean Vauthier naquit le 22 septembre 1910 à Grâce – Berleu, petite ville de Belgique, dans la région de Liège.

L’enfant avait à peine un an que son père, ingénieur en construction fut appelé au Portugal pour diriger une usine. Cinq ans plus tard, Pierre, le fils aîné eut un grave accident. Tombé d’un arbre, il se fractura la colonne vertébrale et restera paralysé toute sa vie. Jean se montrera affecté par l‘état de son frère et demeurera très attentionné durant toute la vie de ce dernier.

En 1916, la famille rentra définitivement en France. Après un court séjour à Libourne, les Vauthier s’installèrent en Gironde, plus précisément à Gradignan.
L’enfant fut très heureux. Blotti, le plus souvent, sous le piano de sa mère, musicienne dans l’âme, il l’écoutait jouer pendant des heures.

Jugé bon élève dans l’ensemble, Jean se montra particulièrement doué pour le dessin. Au terme de ses études secondaires, il entra dans un atelier d’arts plastiques de Bordeaux. En 1935, Il fut admis à l’École des Beaux-Arts.

Aveugle depuis plusieurs années, M. Vauthier père mourut en 1943. Jean se sentit alors chef de famille, responsable de sa mère et de son frère paralysé. Pour oublier son chagrin, il se lança dans l’écriture. De même qu’il ne gardait aucun de ses dessins, il détruisit tous ses textes, à l’exception d’une nouvelle : Les Gangsters dédicacée à Jean Lagénie, metteur en scène au théâtre national de Bordeaux. C’est alors que sa mère et son frère, Pierre, l’encouragèrent vivement à se consacrer au théâtre.

2. Un auteur perturbé et dérangeant

En 1949, Jean abandonna son emploi de dessinateur-journaliste pour se consacrer à l’art dramatique. S’inspirant d’Antonin Artaud, il fit sienne la conviction de ce dernier : « Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible » et écrivit sa première pièce : Capitaine Bada. Une fois terminée, il lut son texte au Centre régional d’Art dramatique de Bordeaux. Ses interlocuteurs le jugèrent injouable. Tant qu’à faire, il fallait alors risquer un grand coup  et c’est ainsi que Vauthier adressa son manuscrit à Gérard Philipe et à André Reybaz, jeune animateur qui venait tout juste de créer une troupe de comédiens, La compagnie des Myrmidons : «  Cette pièce, leur écrivit-il, je l’ai portée sans doute à mon insu très longtemps en moi ; elle traite du drame de l’artiste, des affrontements avec les femmes, des notions de pardon, de générosité, de rancune (…) Mais il serait dangereux de la réduire aux difficultés de la création artistique. Ce serait la limiter. Bada, en réalité, c’est l’homme empêché, l’homme non pas détruit mais sur le point de l’être, que sa propension au jeu, à l’enfantillage, maintient dans un état d’enfance prolongée. Il n’est jamais adulte, car il n’est pas d’artiste qui soit adulte ».

Gérard Philipe fut tout d’abord très intéressé par ces trois actes, inspirés, lui semblait-il, du Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Mais quel que fut son désir de présenter  Capitaine Bada sur la scène du T.N.P., il était tributaire du programme déjà établi pour l’année 1952, il fallait donc que la pièce de Vauthier attende son tour pour être mise en scène et l’auteur n’était pas patient. Ce fut donc à André Reybaz que revint le plaisir de présenter Capitaine Bada.

Autre problème : Reybaz n’avait pas la trésorerie nécessaire pour monter sur une scène parisienne un spectacle, dans l’immédiat. Afin de s’attacher Jean Vauthier, Reybaz, auquel Guy Mollet, député du Pas-de-Calais, venait de confier le premier Festival d’Arras, lui commanda, à cette occasion une courte pièce. Ce fut L’Impromptu d’Arras inspiré d’une farce du Moyen-âge, en référence au Jeu de la feuillée et au Jeu d’Adam, œuvres du trouvère Adam de la Halle. Le succès du Festival permit à Reybaz d’envisager la présentation de Capitaine Bada. Après avoir obtenu la subvention de « l’Aide à la première  pièce », la direction du Théâtre de Poche accueillit le spectacle dont la première représentation eut lieu le 12 janvier 1952. Le « jeune » auteur venait de fêter ses quarante-deux ans. C’était un homme puissant, de haute stature, à la vaste bedaine, au large visage, à la forte voix. Grand mangeur, grand buveur, sillonnant Paris à moto, cette force de la nature n’était que contradiction, en proie à la souffrance à la moindre occasion. Quoique habité par un profond christianisme, il était possédé par le doute, l’angoisse et la démesure. Son théâtre, sorte d’exutoire, s’inspirait de ses états d’âme douloureux et inquiets. Ce théâtre, ne s’insérait dans aucune classification. Aucune ressemblance avec le théâtre d’Avant-Garde alors que l’auteur était de même génération que Beckett, Adamov ou Ionesco. On pouvait, à la rigueur, le qualifier de théâtre baroque, frénétique et abstrait. Mais rien qui ne le fit ressembler à aucun autre. En fait le Capitaine Bada (1) se résumait en un monologue de trois actes, à la fois cauchemardesque et tragique.

Le thème était simple, il s’agissait de la mésentente d’un couple, Bada contre Alice. Les dialogues étaient empêtrés dans des cris, des trépignements, des violences, dans une recherche de littérature indomptée. Pour que le spectacle ait une fin, apparaissait un employé des pompes funèbres qui apprenait à Bada qu’il était mort. La présentation par l’auteur n’était guère plus claire que l’ensemble de la pièce : «  L’œuvre vise à une poésie dramatique qu’il ne faut pas chercher dans les réactions des personnages devant l’événement mais au contraire dans la sécrétion et l’événement par les états d’âme des personnages… L’événement tourne en rond et dicte des figures rythmées  que des ruptures d’intentions, de langage ou de ton font cesser ou reprendre. Les gestes… tendent vers le ballet ».

La critique fut partagée. Ainsi le critique Jean Gandray-Réty écrivit-il dans Ce Soir : «  À la Commission d’aide à la première pièce qui choisit cet ouvrage là pour une subvention, à la Direction des Arts et Lettres qui donne à ça son agrément… et l’argent du contribuable, on est en droit de demander : « N’avez-vous pas honte de pratiquer ainsi l’abus de confiance  ?»

Face à cette presse détestable, la salle du Théâtre de Poche de quatre-vingt places resta pratiquement vide en dépit du long article fort élogieux d’André Roussin, l’auteur à la mode, le plus joué, sur les scènes parisiennes d’alors : « Cette pièce n’est peut-être pas une pièce comme on l’entend généralement, c’est un cri pathétique et déchirant, c’est la tragédie d’un couple chez qui a pénétré le démon de la crainte. L’auteur n’a voulu pousser ce cri qu’avec le secours de mille grimaces cocasses et irrésistibles, mais ce cri, nous ne pouvons pas ne pas l’entendre, ni sentir son authenticité » (2) et malgré l’appréciation de  Jean Genet qui prétendait qu’il n’y avait guère qu’UNE pièce dans le théâtre contemporain : Capitaine Bada.

(1) Cf Quelques pièces
(2)
Opéra 6 février 1952

3. Un auteur apprécié des plus grands du spectacle

Gérard Philipe ne pouvait pas avoir oublié son émotion à la lecture du manuscrit de Capitaine Bada, aussi s’empressa-t-il de monter la deuxième comédie de Vauthier sur la scène du T.N.P. en décembre 1952. Ce fut La Nouvelle Mandragore, inspirée de Machiavel.

L’action se passait à Florence. Après un long séjour à Paris, Callimaque revenait dans sa ville natale avec l’intention de séduire Lucrèce, épouse du richissime Nicia. Ce dernier se désespérait de pas avoir eu d’enfant après plusieurs années de mariage. Liguro, complice rusé de Callimaque, fit passer ce dernier pour un célèbre médecin, capable de rendre féconde toutes les femmes en leur administrant une potion à base de mandragore, dont il avait le secret. Mais, il y avait un revers à la médaille, selon Liguro, le premier homme, qui ferait l’amour avec Lucrèce, après qu’elle a absorbé de ce breuvage, mourrait sous huitaine. Crédule et craintif, Nicia n’adhéra pas au projet, ce qui, naturellement, fit l’affaire de Callimaque…

La pièce ne fut pas un triomphe. Toutefois l’affiche était plus qu’alléchante : Gérard Philipe et Jeanne Moreau tenaient les premiers rôles et la grande salle du Palais de Chaillot fut complète presque tous les soirs.

Ce fut alors que Jean Vauthier perdit sa mère. Il restait seul avec son frère. Pour ne pas l’abandonner, il continua à habiter à Bordeaux.

Après André Reybaz et Gérard Philipe, en 1954, à son tour, Jean-Louis Barrault fut séduit par le nouveau manuscrit que venait de terminer Jean Vauthier : Fortissimo qui sera jouée sous le titre de Le Personnage combattant (1).  Metteur en scène, interprète, Jean-Louis Barrault appréciait beaucoup cette pièce : « Le Personnage combattant est une vraie pièce, car il y a mise à mort. Les Picadors sont cette armoire, cette table-rognon, ces sifflets de train, cette machine à écrire, ce vieux professeur lubrique dans la chambre d’à côté, qui lutine idiotement une putain, ce fauteuil surtout et dans la chambre de l’autre côté, ces gémissements de femme qu’on étrangle . »
Le spectacle enchanta le public du Petit Marigny. Les critiques furent pour la plupart excellentes, tant pour l’auteur que pour le comédien. Jean Vauthier, lui-même, admiratif de son interprète, sut le remercier dans un joli article : « Le cher Jean-Louis Barrault, il s’est glissé sous mon œuvre et, ce que j’espérai follement est arrivé ; une tâche démesurée a été acceptée : un des plus grands acteurs de ces temps soulève ma pièce (pièce dite : à un personnage pendant un temps supérieur à celui d’une pièce normale). Ce qui pourrait être considéré comme impossible, s’accomplit ! »(3) 

Après avoir obtenu le Prix Ibsen du théâtre, la pièce tint l’affiche toute l’année 1956 et fut reprise au Théâtre Récamier du 1 octobre 1971 à la fin de juin 1972.

Georges Vitaly, nouveau directeur du Théâtre La Bruyère, décida de monter à la rentrée de septembre 1961 : Le Rêveur. L’été précédent, Vauthier était allé le retrouver à Arcachon pour discuter de la création de sa pièce. « Jamais, disait-il en parlant de lui, un auteur ne connut autant de souffrances ». Il est vrai que si l’on jouait avec enthousiasme ses pièces à l’étranger, Vauthier n’était guère, à quelques exceptions près, reconnu à Paris comme un auteur à succès.

Jean Vauthier comptait beaucoup sur Le Rêveur, comédie en deux parties, pour redorer son blason. Georges, le personnage principal, génie raté et frénétique, qui, se déchaînant contre lui-même et contre les autres, particulièrement contre son épouse qu’il aimait, s’en prenait cette fois à un producteur de radio, Simon, auquel il avait raconté ainsi qu’à la compagne de ce dernier, Laurette, un de ses « merveilleux rêves ». Il aurait aimé attirer la jeune femme dans son univers ésotérique et quelque peu sensuel. La situation devenait vaudevillesque. Mais Laurette aimait son époux et ce n’était pas Georges qui aurait été capable de détruire le couple. Simon utilisa l’histoire de Georges pour en faire le sujet d’une émission banale. « C’est intéressant, avait-il déclaré à l’auteur. Voyons de joindre l’art au bifteck (….) Si tu m’aides à retrouver le début et le détail, je te donne 4% et je mets ton nom au générique ». Pour Georges cette offre fut une sévère humiliation. Simon, ce cynique ‘’radiocole’’ n’avait donc rien compris à son inspiration. Il ne méritait que haine et mépris. Comment traduire ce rêve qui racontait «  une nuit merveilleuse ? De nombreuses lumières… de très nombreuses petites lumières clignotant à l’infini devant moi…partout  clignotant, par milliers » pour en tirer une sordide histoire radiophonique ?

Ainsi que le reconnut Georges Vitaly, la « tentative sembla peu probante ». (4) Pourtant, on ne pouvait dire que le spectacle fut un cuisant échec, puisque la pièce fut jouée 176 fois  du 13 septembre 1961 au 29 mars 1962.

(1) Cf Quelques pièces
(2) Cahier Renaud – Barrault’’ N° 76 Deuxième semestre 1971
(3) Arts 8 janvier 1956
(4)
Georges Vitaly En toute vitalyté – 50 ans de théâtre Librairie Nizet 1995

4. Un auteur inspirant les jeunes animateurs

En 1960, Vauthier loua un appartement à Paris. Il partagea alors son temps entre Bordeaux, où habitait toujours son frère, et la capitale.

Ce fut Antoine Bourseiller, jeune directeur du théâtre du Studio des Champs-Élysées, qui eut l’idée de confronter, dans le même spectacle, trois auteurs : François Billetdoux, Eugène Ionesco et Jean Vauthier.

Ils écrivirent donc chacun, selon son propre caractère, une pièce en un acte sur le même thème : celui d’un homme et d’une femme réunis dans une chambre d’hôtel. Le décor était identique : une chambre quelconque, un lit, une coiffeuse. Les interprètes ne devaient plus être très jeunes. L’ensemble du spectacle avait pour titre : Chemises de nuit. Elle était jouée en alternance avec Va donc chez Torpe de François Billetdoux. Comparer les trois ouvrages, inspirés et écrits si différemment, amusa le public. Néanmoins, le spectacle rappelait les sketchs des cabarets : la Rose rouge et la Fontaine des quatre saisons. Pour la critique, il s’agissait « de Pierre Dac sans Pierre Dac ». Chemises de nuit fut retirée de l’affiche au bout d’un mois.

Quoique méprisant l’art radiophonique, Vauthier se laissa convaincre et écrivit pour la télévision, le scénario de : Le Chalet sous la neige, puis participa à l’élaboration d’une œuvre cinématographique. En mai 1963, il signa le scénario et les dialogues des Abysses film tourné par Nikos Papatakis. Il s’agissait de deux bonnes travaillant pour un viticulteur. Elles n’avaient pas été payées depuis trois ans. Elles se révoltaient jusqu’au meurtre. De nombreuses scènes de démence et de violence que Vauthier enregistra sur son magnétophone pendant plus de deux cent quatre vingt heures pour un film qui ne durait que trois heures et demie. Comme Jean Genet pour Les Bonnes, Vauthier s’était inspiré de l’affaire des sœurs Papin, relatant un célèbre crime d’avant guerre. Le film, fort apprécié, reçut la récompense du Grand Prix de l’Académie du Cinéma.

Ce fut au nouveau Théâtre de Lutèce (1) que, le 9 septembre 1965, Marcel Maréchal, séduit par le théâtre de Jean Vauthier, monta Badadesque. L’auteur, décidément, ne pouvait oublier son personnage préféré ; Bada ne cessait de le hanter. Il ne put s’empêcher de le remettre en scène : « Bada revint plus brutal et plus harassé que jamais (…) muré par ses paroxysmes, continuant d’ignorer la communication, ou plutôt la recherchant désespérément comme un aveugle, au flanc d’une femme, au flanc de tout ce qui peut livrer la connaissance ». (2)

La pièce reçut un accueil favorable et ne termina sa carrière qu’au soir de la centième représentation.

Le 26 janvier 1971, Claude Régy présenta au T.N.P. Les Prodiges. L’œuvre avait été écrite en 1955 et créée en langue allemande au Staatstheater de Kassel. Il s’agissait encore une fois d’un homme tourmenté et malheureux. Depuis son enfance, qu’il n’arrivait pas à quitter, la tête dans le ciel à la recherche de Dieu et les pieds englués au sol, Marc, le héros des Prodiges vivait dans la frustration et l’angoisse. Il ne pouvait se séparer de sa vieille nourrice qui le protégeait. Il s’était marié avec Gilly, une jeune femme un peu sotte, frivole, immodeste, avide d’argent. La pièce commençait au moment où le couple allait se séparer, après une longue et permanente scène de ménage. C’était alors qu’advint un affreux drame, la nourrice fut retrouvée morte, brûlée vive dans l’âtre de la cheminée. Gilly était-elle la coupable ? Sans doute mais ce n’était pas certain. Tandis que Gilly commentait l’image de la chair en train de se consumer : « Et alors, une lumière bizarre, prodigieuse, grésillante, une lumière intense partant des bords de la viande – crépitant – grésillait… », Marc, en plein délire, s’exclamait :  « … le ciel est rouge…des cheveux rouges sautaient dans le ciel obscur… Des amazones de feu rejetaient le buste en arrière et laissaient flamber derrière elles leurs silhouettes répétées ». L’assassinat de la nounou délivra  Marc de son côté infantile. Les deux époux se retrouvèrent alors dans la musique. « Pourquoi le bonheur ne pouvait-il exister qu’en rêve ? » se demandait Marc en pardonnant à Gilly, son crime supposé. Il la suppliait de lui jouer la mélodie qui les avait charmés autrefois et qui n’avait cesser de l’obséder. Le spectacle des Prodiges se terminait sur l’ouverture d’un concerto de Tchaïkovsky…

Les critiques furent dans l’ensemble assez élogieux, certains néanmoins firent preuve d’incompréhension et de mauvaise humeur, tel Jean-Jacques Gauthier : « Il y a la seconde partie. Et là on retombe dans toutes les pièces de Vauthier et l’on s’y noie. C’est un déluge, une inondation, une hémorragie, une logorrhée. Il ne se sent plus, il ne se contrôle plus, ne se retient plus… ». (3)

Par deux fois, en 1993 et en 1997, Marcel Maréchal reprit la pièce au Théâtre de la Colline.

En 1965, lors d’un interview, Jean Vauthier se confia : « Quand j’écris mes dialogues, je suis la proie de deux états contradictoires. D’une part, j’organise minutieusement l’ensemble et le détail, tout est prémédité et demande donc le plus possible de lucidité. Mais de l’autre, je me « laisse porter par mon destin » croyant follement à une sorte d’infaillibilité ». Interrogé sur sa propension à monter l’Homme contre la Femme, il répondit : « On peut dire qu’il s’agit peut-être chez moi (et chez d’autres hommes) d’espérances déçues, car en considérant la femme comme sacrée, nous sommes dans la fureur de l’exigence, alors que nous admettons facilement les médiocrités masculines. Ceci dit, il est exact que sur le plan de mon expérience personnelle, j’ai rencontré bien des obstacles de par la femme. Pourtant sans elle il n’y a rien ». (4) Ceci expliquerait donc cela… et Vauthier se vengeait, lors de la plupart de ses spectacles, de ses propres déboires amoureux.
Les Prodiges furent la dernière pièce de l’invention pure de Jean Vauthier.

(1) Le théâtre de Lutèce ouvrit ses portes, rue Jussieu, en 1956
(2) Jean Paget Combat 11 septembre 1965
(3) Le Figaro 5 février 1971
(4) Interview dirigée par Bettina Knapp et Claude-Henri Roquet First stage 1965

Collections A.R.T.

5. Les Adaptations

Voulant sans doute, à l’instar de Racine, rencontrer son Euripide, Vauthier s’inspira souvent d’œuvres d’auteurs célèbres pour s’en servir comme canevas.

À la suite de La Nouvelle Mandragore d’après Machiavel, interprété par Gérard Philipe et Jeanne Moreau au T.NP., Jean Vauthier adapta une dizaine de pièces. Fervent admirateur de Shakeaspeare, il s’attaqua à Roméo et Juliette en 1956, Othello en 1979 et Le Roi Lear en 1987. Cette fois, exceptionnellement, ce fut avec une fidélité presque absolue que Vauthier traduisit ces trois œuvres.

Beaucoup plus qu’une traduction, la Médée de Sénèque devenue Médéa sous la plume de Vauthier, fut triturée au point qu’on ne savait plus trop décerner la part de l’auteur de celle de l’adaptateur. Néanmoins, comme dans l’œuvre originale, l’épouvantable Médéa disparaissait après avoir tué les deux fils qu’elle avait eus avec Jason. Mise en scène par Jorge Lavelli, Médéa fut créée au festival de Royan en 1967.

Alors qu’il travaillait à son prochain spectacle, Le Sang, inspiré par La Tragédie du Vengeur du poète élisabéthain Cyril Tourneur que devait mettre à l’affiche Marcel Maréchal, Jean Vauthier eut le grand chagrin de perdre son frère. Il lui fut impossible d’écrire une ligne pendant plusieurs mois. Ce ne fut qu’en 1970 que Maréchal présenta le spectacle au Théâtre du Cothurne de Lyon. La pièce aurait pu s’intituler Meurtre en scène. Il s’agissait cette fois d’inscrire le théâtre dans le théâtre. Tout au début apparaissait Angelo ou plutôt Bada, l’éternel Bada, capable de se dédoubler « : Si le caprice lui en vient, il n’hésite jamais à décontenancer ses partenaires en variant les registres, puisqu’il peut les bafouer comme acteurs, comme personnages de fiction ou comme personnes ».

Le Massacre de Paris, traduit de Christopher Marlowe, fut mis en scène par Patrice Chéreau en 1972 au théâtre du T.N.P. de Villeurbanne. Contemporain de Shakespeare, Marlowe avait écrit une pièce d’actualité pour l’époque. Il s’agissait d’un drame en deux parties, inspiré par la nuit de la Saint Barthélémy. La première partie mettait en scène l’assassinat de trois mille protestants, la seconde témoignait de la perversion du pouvoir pendant la durée du règne d’Henri III. Le texte original n’était qu‘« une chronique sans nuance ». (1) Vauthier se fit un plaisir de la théâtraliser et de s’en expliquer : « Il a semblé nécessaire, sous le couvert d’appréhender par l’extérieur, une réalité dramatique, de nourrir celle-ci avec la nature des êtres mis en cause (par touches, même sommairement ) ». On peut se demander pourquoi Jean Vauthier s’était intéressé à cette tragédie puisqu’il n’était pas en phase avec l’auteur qui, à son sens, n’avait écrit qu’un simple reportage  et non la description d’un drame humain. Mais le sujet était si passionnant…

En 1970, s’inspirant de l’Arden de Faversham, drame d’un auteur élisabéthain anonyme, Vauthier écrivit : Ton nom dans le feu des nuées, Elisabeth, qui fut enregistrée pour la radio. En 1973, Marcel Maréchal reprit la pièce et la monta au Théâtre du Gymnase de Marseille. Il s’agissait de l’histoire d’Alice, épouse d’un riche marchand, Thomas Arden, qu’elle trompait. Le mari s’en aperçut, devint jaloux et encombrant. Les deux amants décidèrent alors de l’éliminer en faisant appel à un tueur. Quoique n’ayant pas accompli personnellement le crime, ils furent néanmoins arrêtés, jugés et condamnés.

Le temps passait… En 1980, Jean Vauthier fêta ses soixante-dix ans. Apparemment, il se sentit fatigué et n’eut plus qu’un désir, vivre dans sa bonne ville de Bordeaux. Après avoir traduit Othello en 1979, il retrouva sa table de travail en 1984, pour adapter Le Roi Lear que mit en scène Marcel Maréchal au Théâtre de la Criée de Marseille.

(1) Robert Abirached Jean Vauthier éditions Séghers 1974

6. Les Lauriers de la Gloire

Si le temps de la production dramatique s’était tari, il fut remplacé par celui des honneurs. En 1980, Jean Vauthier reçut le Prix du Théâtre de la S.A.C.D. (Société des auteurs et compositeurs de musique). En 1981, ce fut le Prix de la Ville de Paris, puis, en 1984, le Grand Prix de l’Académie française, en 1987 le Prix du syndicat de la Critique dramatique, et enfin, en 1990, le Grand Prix de la S.A.C.D.

D’autre part, en 1981, Jean Vauthier fut fait Chevalier des Arts et Lettres ; en 1982, Chevalier de la Légion d’Honneur ; en 1990, Commandeur des Arts et Lettres ;  en 1991, Officier de la Légion d’Honneur. En outre, en 1990, il reçut la médaille de la ville de Bordeaux. Et quelques années plus tard, on donna son nom à la petite salle du Théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées… Peu d’auteurs dramatiques connurent autant de distinctions honorifiques.

Le 5 mai 1992, à l’âge de 82 ans, Jean Vauthier s’éteignit entouré de l’affection de son épouse Annette, de son fils, Alain et de son petit-fils, François.

7. Quelques pièces 

LE CAPITAINE BADA

Pièce en trois actes, créée le 12 janvier 1952, au Théâtre de Poche, interprétée par André Reybaz, Liliane Maigne, René Colin, Jean Fabris, Christian Delmas, mise en scène d’André Reybaz, décor de René Allio.

Argument

Bada est un velléitaire qui se veut soit un saint, soit un créateur. Il épouse une amie d’enfance et par orgueil, il lui fera payer ses échecs, pendant toute leur vie commune. Ils finiront quinze ans plus tard dans une misère sordide, sans âme, sans espoir et il se suicidera.

Critiques

« Cette pièce est une espèce de cauchemar assez curieux. Et malgré les références que l’on peut faire à Laforgue, Jarry et Strinberg, ce cauchemar a un son neuf et dur qui révèle évidemment un poète. Il parait évident qu’elle aura une presse déprimante et une carrière difficile, mais ceci admis, je suis quand même et très nettement pour cette pièce. »
Georges Neveux Arts 18 février 1952

« Non seulement Capitaine Bada n’est pas un chef d’œuvre mais c’est le contraire d’un chef d’œuvre, mais c’est une œuvre qui, si l’on veut bien l’écouter, annonce un tempérament d’auteur dramatique assez rare et met en circulation un personnage , ce Capitaine Bada qu’il est impossible d’oublier au terme des deux heures et demie qu’il nous invite à vivre en sa compagnie  ».
Jacques Lemarchand Le Figaro Littéraire 19 janvier 1952

« Non, Monsieur Vauthier, je n’aime pas votre Capitaine Bada. D’autres y trouveront peut-être un intérêt, quant à moi, je n’accepte pas ce spectacle interminable et inutile. Je me refuse à déblayer ce fouillis inextricable, cet amas monstrueux, ce texte gluant dans l’espoir d’y trouver je ne sais quelle promesse. Je regrette tout en bloc .»
Maurice Rapin Le Figaro 14 janvier 1952

«  Antonin Artaud disparu, il ne s’est trouvé personne à la présentation de Capitaine Bada pour réclamer l’auteur. Cette pièce frénétique, que jouent avec un courage magnifique André Reybaz et Liliane Maigne, laisse le spectateur dans un état d’épuisement complet ».
Philippe Héduy Opéra 16 janvier 1952

LE PERSONNAGE COMBATTANT

Pièce créée au théâtre du Petit Marigny, le 1er février 1956, interprétée par Jean-louis Barrault, Jean Martin, mise en scène de Jean-Louis Barrault, décor de Félix Labisse.

Argument

À la veille de la quarantaine, un écrivain devenu célèbre, décida de retrouver, pour une nuit, la chambre d’hôtel où, jeune homme, il avait vécu et débuté sa carrière de romancier. Il espérait terminer un ouvrage commencé ici en retrouvant les sensations éprouvées lors de ses débuts. Confronté à sa jeunesse, il dut admettre que sa réussite actuelle n’était qu’un échec. Alors que son désespoir allait croissant jusqu’à l’amener aux abords de la folie, l’homme se trouvait angoissé et bouleversé par les bruits environnants qui montaient jusqu’à lui.

Critiques

« Je n’oublierai pas le voyageur qui vit sa « Passion » dans la chambre d’un hôtel borgne. Sa démarche hallucinée, ses éclats de colère, ses haltes dans le désert du doute ».
Max Favalelli Paris-Presse L’Intransigeant

« Et pour un rôle, un ! Ce sera le mérite de M. Jean Vauthier d’avoir osé écrire un « Rôle» (…) Le texte de M. Vauthier a de curieuses vertus révulsives. Il est, au demeurant, ce texte, fort harmonieux, d’une harmonie surtout imitative. Rarement écrivain exprime avec autant de bonheur le feulement des trains dans la nuit, le tcheu-tcheu-tcheu si évocateur qu’un spectateur, un jour s’y laissera prendre. Se réveillant, en sursaut, à l’entracte, il secouera sa femme en criant : «  Hep ! chérie nous sommes arrivés… ».
Tréno Le Canard enchaîné 8 février 1956

« Le Personnage combattant est fait de chair et d’os. C’est une étrange révélation. On est touché de plein fouet. Il y a chez Vauthier une férocité désespérée qui parfois dépasse celle de Lautréamont. Les cris s’enfoncent plus profondément, la douleur s’installe plus impitoyablement, l’amertume se colle plus étroitement à la peau. Les sarcasmes ont plus d’humanité et l’ironie est plus mortelle. C’est d’une écrasante intensité. La pièce ne se mesure pas, cela n’a pas de forme, pas de contours, mais brûle cruellement (…) Je pense qu’elle possède les plus fortes vertus poétiques et qu’elle mérite de passionner ».
Pierre Marcabru Arts 8 février 1956

« Cette pièce est faite pour les amateurs d’un théâtre inédit, difficile, mais, à mon avis, captivant(…) J’ai personnellement été prise par cette soirée exceptionnelle et je suis reconnaissante à Jean-Louis Barrault d’avoir risqué, porté sur ses épaules, mené à bien, la pièce étonnante de ce jeune auteur qui demeure encore un grand point d’interrogation ; aura-t-il quelque chose à dire ? (…) Nous assistons là à un événement très rare, une chose infiniment précieuse, l’apparition d’un type littéraire ».
Elsa Triolet Les Lettres Françaises 9 février 1956

« Si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres ! (…) J’ignore quelle sera la postérité de Vauthier. Je sais seulement qu’en 1956, il écrit du théâtre pour 1956, du Théâtre Vivant ».
Morvan Lebesque Carrefour 8 février 1956

8. Œuvres dramatiques

1952 Capitaine BadaThéâtre de Poche
        La Nouvelle Mandragore (adaptation)
Théâtre National Populaire.
1956 Le Personnage combattantPetit Marigny
        Roméo et Juliette
(adaptation)
1961 Le RêveurThéâtre La Bruyère
1962 Chemises de nuitStudio des Champs-Élysées
1965 BadadesqueThéâtre de Lutèce
1967 Médéa(adaptation) Festival de Royan
1970 Le Sang(adaptation) Théâtre du Cothurne à Lyon
1971 Les ProdigesThéâtre National Populaire
1972 Massacre à Paris(adaptation) Théâtre National Populaire
1976 Ton nom dans le feu des nuées, Elisabeth(adaptation) Théâtre du Gymnase, Marseille
1979 Othello(adaptation)
1984 Le Roi Lear(adaptation) Théâtre de la Criée Marseille

9.   Extrait

CAPITAINE BADA

  Architecture de scène : Arcades, colonnes ; lieu clos par des portes; sol dallé à beaux carreaux.

 

Très svelte. Brun, étrange, d’une beauté presque exotique.
Costumé comme un danseur, en noir.
Bada, à genoux, mime une prière : Mon Dieu, faites que je sois digne de Votre création. Mon Dieu, un peu de Vous et je resplendirai dans ma magnificence première.
L’habitude de se faire des blagues. Ayez pitié de moi. Mon Dieu, donnez-moi la force du chevreuil et la prudence du lion.
Au public.
Il n’est plus à genoux et converse avec une intonation de prêche.
C’est exprès, et non par erreur de discours. Il en est des prières comme de tout le reste. Le monde pourri nous force à lutter jusque dans l’élocution des prières. L’homme se veut et se croit logique. Les hommes qui s’adressent encore au bon Dieu perdraient l’espoir s’ils ne priaient dans les limites de l’habitude et d’une logique superficielle.
S’écoutant et adressé à une vague cantonade. Imitation de ton bien disant. Les corniauds ! Primauté des clas­sifications, nécessité de la méthode, valeur des lois d’espèces, des formules ; engouement burlesque pour les faiseurs de théories. Assez ! Pourquoi le chevreuil ne serait-il pas fort, très fort ? Ne saute-t-il d’une roche à l’autre ? Sa musculature n’est-elle pas magnifique : chevreuil volant, chevreuil planeur sur la neige des pics ? pics entre lesquels passe le grand souffle de Dieu !
Malicieux. Et toi, Lion ! On voudrait t’en­lever la prudence. Mais que fais-tu au bord de la source quand tu guettes le chevreuil ? – Non, j’aime mieux l’antilope – et que tu vas à pas de lion : que fais-tu, sinon une prudente avance ?
Il joint le geste à la parole et saute à pieds joints sur l’es­cabeau prie-Dieu. Et n’es-tu pas la prudence même, bel hôte de nos ménageries, quand le dompteur te cogne dessus et que tu fous le camp pour te percher sur ton escabeau ?

Oh pardon, pardon, mon Dieu ! ainsi dois-je faire moi aussi, qui suis enfermé dans mes fautes, et qui rugis, tourmenté.

Il me faut fuir le mal et tel un lion je dois me percher sur un escabeau. Escabeau, sois toute mon espérance ! Là j’attendrai que le flot de la mer se retire.

« Belle littérature. » Alors peut-être serai-je accro­ché au sommet d’une montagne, et les vallées s’offriront. Et peut-être, enfin, retentira une voix : « Tu as bien fait de te cramponner », dira-t-elle.

« J’étais près de toi. Il me plaisait de l’être et de te voir dans la tourmente, mon fils,

Crescendo.
Ému.
mon cher fils,
mon cher fils. »
Rapidement. Mais n’ai-je pas tort, ô mon Dieu ! de me complaire dans les perspectives ineffables – et tout imaginaires – passionnément espérées, mais peut-être présomptueuses de la fin de mes maux ?
Débit rapide. Mon mérite est-il si vieux que je puisse y croire absolument ?

Suis-je un vieil homme de bien ? Hélas ! mes jeunes forces ne tremblent-elles pas encore devant lui, devant ce mal qui m’a fait iguanodon, grosse bestiole infecte d’avant les grandes eaux purificatrices de la colère de Celui qui peut ?

Crescendo. Ah! pustulence de mes nénés! vilain gargouillis de mes tripettes, comme vous me faites le sang noir maintenant que je veux cesser mes gambades !
Réaction pleureuse, mi-sincère et avec des gestes précautionneux. Quels gages, quelles rançons me faudra-t-il…

Mon bon vouloir, ma sincérité ! Avant de me savoir tout à vous, avant d’être venu tout à fait en petit agneau qui bêle, bê-bê, devant votre inappréciable chaleur, mon Dieu, quels gages répondront de moi, de ma charité, de ma douceur, de mon humilité, de la pureté de mes pen­sées et de mes actes, de ma chasteté, – Oh ! cela surtout, c’est cela qui est épouvantable – pour des mœurs honnêtes.

Exaltation bondissante. Apparence d’exacerbation. Phare lugubre du monde infecté ! Mal du monde dont j’étais un exem­plaire choisi parmi les plus significatifs. Pécheur exaspéré. Ô phare! comme vous l’éclairâtes, ce gesticuleux, adepte de la grande, irrémédiable et définitive décadence, moi !
Atrocités sur lui-même avec ses ongles. Sera-t-il dit que je l’arracherai, cette fausse enveloppe qui veut me faire mourir ?
De l’extrême mobilité des attitudes mentales dépend l’extériorisation bouffonne consciente et inconsciente du personnage. Voulez-vous, gangue déplorable, laisser ma chair fleurir au doux regard de Dieu ! Peau maudite, glissez au long de ce corps et me laissez fumant, apaisé et heureux, tenir ma place, à mon rang, dans les légions du Bien !