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« Le Théâtre aux Armées 1914-1918 »

par Séverine MABILLE, publié dans "Rappels" en 2014

La liesse, exacerbée par un désir de revanche, déborde les gares lors du départ des premières troupes en août 1914. Chacun se persuade qu’il sera de retour pour Noël. Ce premier réveillon inaugurera quatre longues années de guerre. Des soldats, cantonnés sur le front de l’Argonne, détournerons rapidement quelques vers de Cyrano de Bergerac (Monologue des Cadets de Gascogne, acte 2, VII) :

(…) Ce sont les poilus de l’Argonne
Qui frappent double chaque coup.
Ils sont terrés depuis l’automne
Nos braves poilus de l’Argonne
Dans les bois tout comme des loups.
Mais dès qu’arrivent dans leur zone
Les affreux mangeurs de saindoux,
Faut voir les poilus de l’Argonne
Qui frappent double à chaque coup
(…)

Si les théâtres sont fermés, ils rouvriront progressivement jusqu’en février 1915, comédiens et directeurs se mobilisent dès le début du conflit. Le 28 septembre, Sacha Guitry, réformé, organise à Deauville un gala de bienfaisance au profit des blessés. Les sociétaires de la Comédie-Française, voulant participer au grand mouvement de solidarité national, sollicitent les couturières de la Maison afin de confectionner des équipements distribués aux militaires. Ils donnent également des lectures dans les mairies parisiennes. Mounet-Sully endosse la douleur de la France avec l’héroïsme d’Œdipe, son rôle iconique, pour déclamer un Salut de la Comédie-Française écrit par son camarade Jules Truffier :

(…) Chacun veut s’appliquer à mieux chanter encore
L’idéal à venir, toujours plus fier, plus beau.
Le sublime lever de la nouvelle aurore
Nous reverra debout, forts d’un esprit nouveau
. (1) (…)

« Félix Mayol, dans un genre nettement moins tragique, entonne La PaimpolaiseViens poupoule ! À la cabane bambou (dans la plus pure tradition colonialiste) sans oublier La Marseillaise afin de ragaillardir les troupes.

Le Grand Théâtre de Toulon, transformé en ambulance, est rapidement submergé, le chanteur met alors à sa disposition quelques chambres de son Clos Mayol. Réjane, tout en consultant les communiqués entre deux actes de Madame Sans-Gêne, agira pareillement en finançant une cantine pour les convalescents dans sa villa de Hennequeville dans le Calvados.

Le Zeppelin avait beau jeter un voile sombre sur l’imaginaire collectif, le théâtre était pour les civils, comme pour les poilus, un dérivatif salutaire. Colette décrira les Parisiens trompant leur inquiétude en attendant ce redoutable Zeppelin : « Paris consent à baisser le gaz, à tirer ses rideaux, à tendre ses vitres de papier huilé, de toile ou de soie, mais c’est par pure gentillesse, parce qu’on lui a demandé bien poliment. Il s’ennuie derrière ses persiennes (2). » À quelques encablures du front, l’armée organise elle-même des représentations : Les comédiens, tragédiens, fantaisistes, équilibristes, clowns, illusionnistes sont réquisitionnés d’office dans les casernes. Les permissionnaires reviennent leurs besaces chargées de brochures et de partitions. On copie les rôles dans la guitoune (3) à la faible lueur d’une pétoche (4).

Courteline et Tristan Bernard sont parmi les plus joués. La gaieté de l’escadron étant de rigueur pour extirper toute velléité de rébellion ! Le spectacle voulu comme antidote après les mutineries de 1917. L’organisation des Théâtres du Front distribue un matériel conçu de façon à être facilement transportable : un plateau démontable avec des chevalets, un décor et des portants, un manteau d’Arlequin, cinquante bancs pliants et quelques lampes à acétylène destinées à l’éclairage de la salle et de la scène. Pour les costumes, on fait appel aux bonnes volontés ou à quelques pognonistes (5) trop heureux de solder la facture.

Charles Dullin, monté au front en 1915, lit Molière, Shakespeare ou Ibsen à sa chambrée. Il monte dans la foulée un spectacle en trois parties : deux pantomimes, deux tableaux et une farce. Dullin dirige ses acolytes qui brodent sur ses canevas à la façon des comédiens de la Foire. Quant à Louis Jouvet, il répond à une lettre de Copeau sous un feu incessant qui l’amène à rêver aux bruits de coulisses pour le 5eme acte de Dom Juan. Il note fiévreusement des idées de machineries ou de scénographies, imagine le théâtre d’après, celui de demain, porté par les aspirations du Vieux-Colombier. Confronté à une représentation hâtivement montée dans une salle de patronage et à une mise en scène indigente, il s’insurge : « Tout cela est mal réglé… Ils auraient besoin d’un régisseur (6). »

Un an avant l’officialisation du Théâtre au Front, Émile Fabre, administrateur de la Comédie-Française, avait fondé le Théâtre aux Armées, secondé par Alphonse Séché (7), dans le but d’offrir, avec le concours gracieux des meilleurs artistes, des représentations théâtrales aux soldats du front (8). Dans les programmes se côtoient les noms des plus grandes salles : la Comédie-Française, le Théâtre Antoine, le Théâtre Michel, le Palais-Royal, l’Odéon, le Théâtre de la Gaieté, l’Opéra…

Béatrix Dussane accompagne Sarah Bernhardt, elle dépeindra l’impatience des soldats attendant que la toile monte enfin : « Elle le sent, elle frémit, cette salle lui tient plus au cœur que ne fit jamais public de grande première. Elle vibre toute et sur un rythme qui monte comme la sonnerie de la charge, elle déploie les apostrophes héroïques comme on plante un drapeau sur une position conquise ; elle évoque tous les morts glorieux de notre race et les range aux côtés des combattants d’aujourd’hui. Quand, sur son cri final : « Aux armes ! » la musique attaque La Marseillaise, les trois mille Gars de France sont debout et l’acclament en frémissant. » Elle conclura : « De toute les Sarah, celle qui me semble la plus grande, c’est cette vieille femme de génie qui s’en était venue cahin-caha dans sa petite chaise et sur sa pauvre jambe (9), donner son cœur flamboyant et son vaillant sourire aux pauvres gens qui souffraient pour nous (10). »

Les trois coups frappés sur toutes ces scènes attestent d’une volonté partagée de voir le théâtre participer à l’effort de guerre : volonté de soutenir le moral des Français sur le front et à l’arrière, volonté d’apurer les tranchées de toute tentation défaitiste ou volonté de propager un idéal national. Mais le théâtre témoigne également de cette tragédie comme le révèle la première réplique du drame de Paul Claudel, La Nuit de Noël de 1914 (11) : « Sergent, quelles sont ces tombes ? »

*****
(1) Cité par Anne Penesco in Mounet-Sully « l’homme aux cent cœurs d’hommes », Ed. Cerf, Paris, 2005.

(2) Colette, Les Heures longues, 1914-1917, Ed. Stock, Paris, 1994.

(3) Abri de tranchée.

(4) Chandelle, bougie ou lampe…

(5) Celui qui a de l’argent, bourgeois. Terme familier utilisé par les poilus comme les deux précédents.

(6) Jacques Copeau, Louis Jouvet, Correspondance, Ed. Gallimard, Les Cahiers de la NRF, Paris, 2014.

(7) Alphonse Séché, écrivain, poète et journaliste, il devient le directeur du Théâtre aux Armées.

(8) Programme officiel du Théâtre aux Armées.

(9) Sarah Bernhardt était amputée de la jambe droite depuis 1915

(10) Béatrix Dussane, Reines de Théâtre, 1633-1941, Ed. H. Lardanchet, Lyon, 1944.

(11) Drame pour patronage joué en 1915.