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« Le Théâtrophone »

par Séverine MABILLE, publié dans "Rappels" en 2010

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Illustration de Jules Chéret, 1896

En novembre 1881, Victor Hugo participe à une expérience dont s’inspirera Albert Robida pour Le Vingtième Siècle publié deux ans plus tard. Dans ce roman futuriste, Robida imaginera le « Téléphonoscope », version augmentée du Théâtrophone : « L’art dramatique trouva dans le téléphonoscope les éléments d’une immense prospérité ; les auditions théâtrales téléphoniques, déjà en grande vogue, firent fureur, dès que les auditeurs, non contents d’entendre, purent aussi voir la pièce. » (1)

Pour Victor Hugo, il s’agit seulement d’entendre comme il le relatera dans ses Carnets : « Nous sommes allés avec Alice et les deux enfants à l’hôtel du Ministre de la Poste. C’est très curieux. On se met aux oreilles deux couvre-oreilles qui correspondent avec les murs, et l’on entend la représentation de l’Opéra, on change de couvre-oreilles et l’on entend le Théâtre-Français, Coquelin, etc. On change encore et l’on entend l’Opéra-Comique. Les enfants étaient charmés et moi aussi. » (2)

Lors de l’Exposition internationale d’électricité organisée la même année, Clément Ader, l’un des précurseurs de la téléphonie, présente cette machine étonnante comme une prouesse moderniste : des microphones sont placés sur la rampe de l’Opéra et de la Comédie-Française, les pavillons tournés vers la scène. Ils sont reliés par un système électrique complexe à des écouteurs téléphoniques installés dans deux salles de l’exposition. L’écouteur de gauche capte l’action qui se déroule à gauche du plateau, celui de droite retransmet l’action de son côté. La retransmission n’est pas toujours aisée et les auditeurs entendent le moindre bruit afférant.

Lorsque l’exposition ferme ses portes, les installations de Clément Ader sont récupérées par le musée Grévin. Il proposera désormais, parmi ses nombreuses attractions, le répertoire du caf’conc’ L’Eldorado où les microphones sont désormais installés.

L’Exposition universelle, montée en 1889 à Paris, favorise la création de La Compagnie du Théâtrophone. Il est enfin et durablement baptisé. Ses fondateurs, Marinovitch et Szarvady, ont perfectionné l’invention d’Ader en imaginant un appareil automatique muni d’écouteurs téléphoniques. Le succès est immédiat mais repose plutôt sur son étrangeté monnayé 50 centimes ou 1 franc en fonction de la durée d’écoute. Il est rapidement installé dans divers lieux publics, hôtels, cafés et même dans le foyer du Théâtre des Nouveautés.

Le poste central du réseau regroupe les lignes qui partent des transmetteurs installés sur les scènes de théâtres. Elles sont jointes à un tableau commutateur : une préposée connecte ces lignes à celle de chaque abonné. Ceux qui ne possèdent pas le téléphone, trop onéreux pour beaucoup, peuvent louer un récepteur uniquement conçu pour recevoir la programmation de la compagnie. Cet appareil monophonique ne permet pas de bénéficier des premières tentatives stéréophoniques.

De grands panneaux publicitaires ou des encarts dans les journaux vantent ses mérites : « Le théâtre chez soi. Pour avoir à domicile les auditions de : Opéra, Opéra-Comique, Variétés, Nouveautés, Comédie-Française, Concerts Colonne, Châtelet, Scala, s’adresser au Théâtrophone. »

La qualité d’écoute oscille en fonction de l’affaiblissement du signal difficile à stabiliser. Edmond Rostand, alité, n’assiste pas à la première de L’Aiglon, incarné par Sarah Bernhardt, le 15 mars 1900. Il livrera sa frustration à Paul Faure : « C’est de mon lit, l’oreille collée au Théâtrophone, que j’écoutais ma pièce, ce soir-là et les soirs d’après. La voix des acteurs, les mouvements du public, arrivaient bien jusqu’à moi, mais affaiblis, déformés. » (3)

Marcel Proust en devient un habitué. Il confie, en 1911, son engouement à son ami le musicien Reynaldo Hahn : « J’ai entendu hier, un acte des Maîtres Chanteurs et ce soir… Tout Pelléas. » Quelques jours auparavant, il concédait cependant une certaine déception auprès d’un autre de ses correspondants, Georges de Lauris : « Je suis abonné au Théâtrophone dont j’use rarement, où on entend très mal. Mais enfin pour les opéras de Wagner que je connais presque par cœur, je supplée aux insuffisances de l’acoustique. Et l’autre jour, une charmante révélation, qui me tyrannise un peu : Pelléas je ne m’en doutais pas ! » (4)

À Proust reclus, le théâtrophone ouvre souvent le champ aux émotions exacerbées. Il confessera à Jean Cocteau qu’en écoutant Pélleas,  il avait eu « une crise (d’asthme) au moment où le vent passe sur la mer. » (5)

L’année suivante, il incite vivement Mme Strauss à souscrire ce nouveau service : « Si vous êtes demain soir chez vous, vous devriez demander le Théâtrophone. On donne à l’Opéra la charmante Gwendoline. » Il réitère sa proposition un an plus tard : « Vous êtes-vous abonnée au Théâtrophone ? Ils ont maintenant les concerts Touche et je peux dans mon lit être visité par le ruisseau et les oiseaux de La Symphonie pastorale dont le pauvre Beethoven ne jouissait pas plus directement que moi puisqu’il était complètement sourd. » (6)

Il faudra attendre la fin de la Première Guerre, et la décennie qu’elle inaugure, pour bénéficier d’une amélioration notable du confort acoustique grâce à l’utilisation d’amplificateurs à lampes et de diaphragmes, plus performants et plus légers, en remplacement des pavillons. Désormais un seul microphone peut desservir plusieurs auditeurs. Le progrès est sensible, un haut-parleur, proposé en 1923, permettra également de partager chaque représentation comme en témoigne Maurice Sachs : « Le Théâtre chez soi est un fait acquis : on se groupe autour du haut-parleur. » (7)

Au début des années trente, la compagnie peut s’enorgueillir de près de trois cents abonnés et investir dans un nouvel haut-parleur amplificateur : les hyperboles fusent dans les prospectus et sur les colonnes Morris afin de louer son audition inégalable ! Une liste de trente endroits connectés, parmi lesquels figurent le Lido ou Notre-Dame, est censée asseoir sa réputation.

Peu à peu Le Théâtrophone, à grand renfort de publicités et d’illustrations, s’installe dans la vie quotidienne comme un objet immédiatement reconnaissable malgré le prix élevé de son abonnement qui réduit considérablement le nombre d’utilisateurs. Maurice Renard, adepte de science et de fantastique, en fait quasiment l’un des protagonistes de son récit Celui qui n’a pas tué, publié en 1927 dans La Petite Illustration : un homme, par le biais de son récepteur, suit l’incendie qui ravage l’Opéra lors d’une représentation à laquelle est censée assister sa femme.

Ce monstre, cette pieuvre acoustique formée de tuyaux, pour reprendre l’image signifiante de Cocteau (évocation de Proust  par Jean Cocteau à la RTF le 25 février 1951) sera remisé dès 1936, progressivement remplacée par la radio TSF : plus performante et plus accessible, elle couvrira tout le territoire français et dotera la plupart des foyers. Sarah Bernhardt affirmait que la voix lie l’artiste à l’auditoire. (8) Ce fut également la mission du théâtrophone dont la courte vie n’aura tenu qu’à un câble.

(1) Albert Robida, Le Vingtième Siècle, Georges Decaux Editeur, Paris, 1883.
(2) Victor Hugo, Choses vues,1849-1885, Gallimard, 1974.
(3) Paul Faure, Vingt ans d’intimité avec Edmond Rostand, Librairie Plon, Paris, 1928.
(4) Marcel Proust, À un ami, Amiot-Dumont, Paris, 1948.
(5) Entretien  de Jean Cocteau avec André Parinaud diffusé à la télévision le 25 février 1951.
 (6) Veuve du compositeur Georges Bizet (remariée à Emile Strauss) dont elle a eu un fils, Jacques, condisciple de Marcel Proust au cours Pape-Carpentier et au lycée Condorcet.
(7) Maurice Sachs, Au temps du bœuf sur le toit, les Cahiers Rouges, Grasset, Paris, 2005
(8) Sarah Bernhardt, L’Art du Théâtre, Éditions Sauret, Monaco, 1993.