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Marc-Gilbert SAUVAJON

par Jean-Jacques BRICAIRE

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Marc-Gilbert SAUVAJON *

ou
Un maître du dialogue

C’est l’un de nos plus grands dialoguistes et l’homme le plus discret, pour ne pas dire secret qui soit. On lui doit un nombre impressionnant de dialogues de films et d’adaptations de pièces étrangères, sa spécialité. Quant à ses propres comédies, ingénieuses, aimables, narquoises, brillantes, elles rencontreront, presque toutes, le succès.

1.  Une jeunesse studieuse
2. Premiers essais d’auteur dramatique
3.  Cinéma et boulevard
4.  Les Adieux à la scène
5.   Quelques pièces
6.  Œuvres dramatiques
7.  Extrait  :  « Adorable Julia »

 

1. Une jeunesse studieuse

Marc-Gilbert Sauvajon est né à Valence le 25 septembre 1909 d’un père provençal marchand de grains et d’une mère dauphinoise. Il n’aura pratiquement pas connu son père qui meurt lorsque Marc-Gilbert n’a que deux ans. Sa mère prend la suite du commerce de graineterie en gros qu’elle gère avec bonheur. C’est une femme exceptionnelle qui se distinguera en 1914, en dirigeant les services de ravitaillement de la Drôme et de l’Isère, et en débusquant les stocks de blé clandestin.

Marc-Gilbert fait ses études secondaires et ses études de droit à Lyon, poussé par sa mère qui aurait aimé le voir se destiner à la diplomatie. Il obtient son doctorat de droit à Paris où il suit les cours de Sciences politiques. Pour avoir un peu d’argent de poche, il se fait engager dans la claque, qui, à l’époque, était encore en usage dans les théâtres. Il joignait là l’utile à l’agréable, car il était déjà attiré par l’Art dramatique. La fréquentation de Bourdet, Bernstein ou Deval n’a pu qu’aiguiser en lui le désir d’écrire pour le théâtre. Il avait déjà dévoré les petits maîtres de la comédie classique, qui lui avaient donné le goût du dialogue. Il était en effet réfractaire au style narratif auquel il préférait de loin le style dialogué. «  Je ne suis pas un descriptif. Pour moi, la psychologie doit se manifester dans les gestes de mes personnages ; j’aime dans le théâtre que ce soit une forme d’action écrite ». (1)

(1) Paul-Louis MIGNON – Le théâtre de A jusqu’à Z – Éditions de L’Avant-Scèn 


2.Premiers essais d’auteur dramatique

De retour à Valence, il fait du journalisme, est nommé rédacteur en chef du quotidien  Sud-Est  où il occupe toutes les fonctions : correcteur, chroniqueur judiciaire, spécialiste de la politique étrangère, critique littéraire, secrétaire de rédaction. Mais Sud-Est disparaît et Sauvajon fonde Valence Républicain, hebdomadaire qui connaîtra une longue carrière. Parallèlement au journalisme, il écrit une pièce  La Belle du château  et l’envoie au directeur de la Comédie mondaine, Pierre Poncet qui, dans un article publié dans La  Petite Illustration, avait souhaité que de jeunes auteurs lui adressent leur manuscrit.

La pièce est créée le 26 février 1936 sous le titre  La Tour prend garde  par Annie Ducaux et Paul Bernard. Elle connaît un accueil sympathique de la critique, mais pas le succès commercial. Sauvajon décide alors d’écrire pour un comédien célèbre. L’admiration qu’il porte à Victor Boucher le pousse à le faire pour ce dernier. Ce sera  L’Amant de paille. Il lui adresse la pièce et obtient de l’acteur la réponse suivante :  « Votre comédie m’intéresse, je la monterais volontiers à la Michodière… s’il y avait un rôle pour moi . Mais Victor Boucher passe le manuscrit à Pierre Fresnay qui le recommande à Jean Wall. La pièce est créée au Théâtre Michel le 18 février 1939 avec Jean-Pierre Aumont dans le rôle conçu pour Victor Boucher. Sauvajon reconnaîtra :  « Le rôle était en effet pour Jean-Pierre Aumont. Quelle leçon ! « 

3.  Cinéma et boulevard

Devant le succès remporté par sa pièce, Sauvajon décide de se consacrer à l’écriture dramatique, mais la guerre en décide autrement : il est un des officiers de réserve des services de santé. Après l’armistice, il écrit un scénario sur le retour à la terre, thème très à la mode à l’époque. Le film sera tourné en 1941 par Jean-Pierre Ducis sous le titre Après l’orage, avec Jules Berry et Charpin. Ces premiers pas dans le cinéma seront suivis de beaucoup d’autres. Il mettra même  en scène un de ses films  Le Bal cupidon.

Il collaborera à 97 films ! du meilleur au pire, car il écrit inlassablement pour le cinéma et pour le théâtre « des pièces ingénieuses, ébouriffantes, aimables – que voile parfois une discrète mélancolie – des comédies qui ne soulèvent pas de problèmes, narquoises, cabriolantes, constellées de feux d’artifice. Des divertissements dans chausse-trapes, sans embuscades ni détours, qui vont plus loin qu’il n’y paraît, brefs tableaux d’une époque absurde, images fugitives, crayonnées en marge du Grand Livre… Il y a en cet homme-là de la mesure, un sens aigu du ridicule, je ne sais quel scrupule qui l’empêche toujours de prendre les autres au sérieux. Et de la naïveté aussi… La réputation d’un homme cultivé, courtois, sensible, modeste. La sympathie de qui l’approche un instant. L’estime de quelques-uns, plus exigeants, qui savent lire à travers les lignes ». (2) 

Marc-Gilbert Sauvajon devient vite l’un des auteurs les plus appréciés du  boulevard  et sa grande spécialité devient l’adaptation dans laquelle son rôle aura été considérable, et les œuvres de Somerset Maugham, Peter Ustinov, Jean Kerr, Melchior Lengyel ou Harry Kurnitz lui doivent beaucoup. La réussite de ses deux premières adaptations a fait   « qu’il n’y a guère de pièce étrangère qui n’atterrisse sur mon bureau. C’est l’engrenage… ». C’est pourquoi son œuvre compte autant d’adaptations que de pièces originales, et chacun reconnaîtra qu’il restera le maître incontesté du dialogue.

Il devra attendre 1944 pour renouer avec son premier succès et consolider sa position de dramaturge. Ce sera  Au petit bonheur, créé le 10 octobre 1944 au Théâtre Gramont et, devant la réussite, reprise en 48 à la Potinière, puis à nouveau au Gramont. Après trois adaptations qui connaîtront toujours le succès (George et Margaret,  Les enfants d’Edouard, et  Ninotchka ), c’est une pièce originale qui est créée au théâtre Edouard VII le 12 mars 1951 : Tapage nocturne. Un vieillard qui tyrannise les siens a voulu serrer de trop près sa jeune secrétaire qui l’a proprement envoyé ad patres. C’est le même sujet qu’avait traité Salacrou dans  L’Archipel Lenoir  en 47, mais la similitude s’arrête là. C’est un demi-succès.

Sauvajon écrit alors le livret d’une opérette  C’est écrit dans les étoiles  pour le Théâtre de Paris. Il était sans doute écrit dans les étoiles que l’échec serait total, faute de vedettes à l’affiche. Le livret de Sauvajon et les lyrics de Jacques Larue sur une musique de Johnny Hess étaient pourtant bien supérieurs à tout ce qui se faisait alors dans le domaine. Sauvajon prend très vite sa revanche, quelques mois plus tard, au théâtre des Capucines avec  Treize à table. La pièce se jouera longtemps et sera régulièrement reprise.

Pendant six ans, à l’exception du cinéma, Sauvajon se consacre exclusivement aux adaptations. Il en écrira sept qui connaîtront des réussites diverses. Ses pièces originales qui suivront  Bienheureuse Anaïs  et  Version grecque  ne susciteront pas l’enthousiasme. L’action de  Bienheureuse Anaïs  se situe dans un village du Gard, lors de la béatification d’une vieille femme, morte vingt ans plus tôt en odeur de sainteté. Cette cérémonie va avoir d’étranges répercussions sur la vie jusqu’alors paisible des habitants.

Quant à  Version grecque, c’est une comédie qui, comme le titre l’indique, se situe dans la Grèce antique, mais il faut croire que le public n’était pas attiré par cette évocation olympienne car, malgré la présence du couple vedette Georges Marchal – Dany Robin, il n’a pas répondu à l’appel.  

4.  Les Adieux à la scène

Il faudra attendre 1969 et  Tchao  pour renouer avec le succès indiscutable.  Une poignée d’orties  qui lui succédera ne laissera aucun souvenir durable. L’enquête d’un commissaire de police après un accident de voiture dont est victime un très jeune homme au caractère difficile, une vraie  poignée d’orties. Une pièce sur la jeunesse aux prises avec le monde adulte.

À la mort de sa femme Lucienne qu’il adorait, Marc-Gilbert Sauvajon se retire dans sa province natale, laissant à la Société des Auteurs le soin de gérer son patrimoine artistique, décidé à renoncer définitivement à l’art dramatique.

Il s’éteindra le 15 avril 1985, et laissera le souvenir d’un homme souriant, affable, timide, d’un travailleur infatigable, d’un auteur de comédies attachantes et désinvoltes, et du champion toutes catégories des adaptations, car son dialogue brillant était sollicité par tous.

5.   Quelques pièces

AU PETIT BONHEUR

Analyse

Dans une auberge provençale, un romancier, déçu par l’amour, veut se suicider. Il fait la connaissance d’une jeune femme Martine, qui lui redonne le goût à la vie. Cette passion tournera court car Martine est mariée et doit repartir vers son époux. Mais ce court instant de bonheur réconciliera l’écrivain avec la vie.

Critiques

« Rien n’est fait  au petit bonheur  dans la pièce de SAUVAJON. Tout est rigoureusement construit, minutieusement réglé, et l’apparente fantaisie qui semble se jouer des conventions est le fruit d’une parfaite mise au point. Thème adroit, désinvolte, dialogue chatoyant, en bouquet de répliques qui partent, trouvailles de situations et de mots… C’est léger, subtil, charmant ».
P. LAGARDE – Libération

« SAUVAJON se sert, avec un art consommé, d’expressions à l’emporte-pièce tirées du langage courant qui, placées aux bons endroits, provoquent un rire d’une qualité telle qu’on aimerait l’entendre chez nous dans toutes les salles. Heureux SAUVAJON qui donne à son public l’envie d’avoir de l’esprit ».
J. PARROT – Les Lettres Françaises

« Au petit bonheur  demeure une pièce fort intelligemment écrite et menée, et qui tire son succès de l’agrément avec lequel, d’une situation conventionnelle, les caractères se dégagent, s’affirment, pour aboutir à une philosophie un peu désabusée qui ne manque pas de vivacité aimable ».
A. SOREL – Une Semaine de Paris

TREIZE À TABLE

Analyse

On est le 24 décembre et il est dix heures du soir. Madeleine et son mari Antoine attendent leurs invités pour le réveillon. Madeleine s’aperçoit soudain avec terreur que le souper va réunir treize convives. De dix heures à minuit, aidé de son mari, elle n’aura qu’un souci : trouver un quatorzième soupeur. Ce qu’entraîne toute une série de surprises et d’émotions contradictoires, la pauvre Madeleine se retrouvant parfois à douze, pour sauter à quinze, et revenir, inexorablement à treize.

Critiques

« S’ils font rire ou sourire, ils ralentissent le mouvement. Le texte est soigné, pimpant, pas une réplique perdue, de la bonne humeur, de la gouaille… Bref, c’est du  boulevardier  à l’état de perfection, de l’irréel, de l’artificiel, du très bien fait ».
Robert KEMP – Le Monde

« … Trois actes de comédie, d’aimable comédie, car à défaut de véritable action, il y a des situations et du dialogue. Un dialogue tout émaillé de  mots . Ils sont drôles le plus souvent, mais parfois un peu trop attendus. S’ils font rire ou sourire, ils ralentissent le mouvement. Mais comme dans le fond ayant choisi le titre de sa pièce l’auteur n’a plus rien à nous raconter, il n’y a aucune raison de se dépêcher ».
Jean GUIGNEBERT – Libération

« Cette construction un peu rigide dans sa fantaisie préméditée, s’allège grâce à un dialogue alerte, émaillé de mots heureux, et aussi à la bonne humeur, à la simplicité de son style aigu du comique et à son indulgente connaissance de l’éternel féminin ».
Gustave JOLY – L’Aurore

TCHAO

Analyse
Un chevalier de l’industrie, auquel rien ne résiste, se trouve aux prises avec sa fille de 18 ans, très moderne, dont il n’a guère eu le temps de s’occuper, qui a eu une aventure avec un garçon très up to date, fils d’un employé de son père, lors d’une surprise-party. Le père voudra les obliger à se marier et rencontrera pour ce faire son employé timoré. Cela n’ira pas tout seul, de la part des deux jeunes gens non plus. Mais l’amour triomphera.

Critiques
« En un sens voici une pièce admirable, parce qu’elle est taillée sur mesure pour le public auquel elle s’adresse, et l’habille à la perfection, en dissimulant toutes ses infirmités. Le rembourrage du rire lui donne une image de lui-même qui va le satisfaire pendant des mois et des mois. D’Auteuil à Neuilly, en passant par le Trocadéro, cela fait du monde, le tam-tam de la publicité téléphonée va répandre la bonne nouvelle : une pièce est née qui nous venge, nous autres, parents bourgeois, de ce mal qui nous a fait si peur, de cette jeunesse, nos propres enfants, qui nous déconcerte quotidiennement, de ce tournis angoissant qui était sur le point de nous gagner ».
Matthieu GALEY – Combat.

« Tchao  est une véritable accumulation de bonheurs. Bonheur du sujet traité, archicentenaire et pourtant futuriste : l’antagonisme des générations. Thème usé jusqu’à la corde par des satiristes de tous poils, par des contestataires ingénus, ou des pamphlétaires d’occasion auxquels il ne manque que le talent, le tact, le goût, le sens du vrai et celui de la langue pour évoquer l’époque – la nôtre – où jamais les cocotiers ne furent si violemment secoués. Mais le thème prend soudain l’éclat du neuf lorsqu’un dramaturge rompu à son métier s’en empare ».
Cl-Henri LECONTE – Le Nouveau Journal

« M-G SAUVAJON est un excellent tailleur. Ses pièces sont toujours de bonne coupe, une coupe traditionnelle ; elles ont l’air de coller à la réalité. Combien de spectateurs n’en demandent pas davantage !  Tchao  est de cette facture. La comédie plaira par ce qu’elle a de satirique sans agressivité, de vérité apparente et de mouvement, ce mouvement extérieur qui donne l’illusion de la vie, comme disait à peu près ANTOINE ».
G. LERMINIER – Le Parisien libéré 

6.  Œuvres Dramatiques

26-2-36 – La Tour prend garde – Comédie Mondaine
18-2-39 – L’Amant de paille –
Théâtre Michel
23-10-43 – L’Oiseau de verre –
Théâtre Michel
3-12-43 – Rêves à forfait –
Théâtre Daunou
1-3-44 – La Dinde et le canard 
(sketchs) – Versailles
10-11-44 – Au petit bonheur –
Théâtre Gramont
2-4-46 – Georges et Margaret
(avec Jean WALL d’après G. SAVORY) Théâtre des Nouveautés
10-11-48 – Les Enfants d’Edouard
(d’après JACKSON et BOTTOMLEY) Théâtre de la Madeleine
28-3-50 – Ninotchka
(d’après Melchior LENGYEL) Théâtre du Gymnase
12-3-51 – Tapage nocturne –
Théâtre Edouard VII
16-12-52 – C’est écrit dans les étoiles
(Opérette) Théâtre de Paris
22-1-53 – Treize à table –
Théâtre des Capucines
20-9-54 – Adorable Julia
(d’après S. MAUGHAM et Guy BOLTON) Théâtre du Gymnase
24-12-54 – L’Amour des quatre colonels
(d’après Peter USTINOV) Théâtre Fontaine
22-2-56 – La Gueule du loup
(d’après Stephen WEND) Théâtre de la Porte St-Martin
4-10-57 – Ne quittez pas
(avec Guy BOLTON d’après Alfred SAVOIR) Théâtre des Nouveautés
22-10-57 – Romanoff et Juliette
(d’après Peter USTINOV) Théâtre Marigny 19-3-59 – La Collection Dressen(d’après Harry KURNITZ) Théâtre De la Madeleine
26-9-59 – Le Vélo devant la porte
(d’après Joseph HAYES) Théâtre Marigny
20-4-63 – Bienheureuse Anaïs –
Théâtre Michel
25-9-63 – Mary-Mary
(d’après Mrs Jean KERR) Théâtre Antoine
19-1-65 – Version grecque –
Théâtre Montparnasse
12-11-65 – Je veux voir Mioussov
(d’après V. KATAIEV) Théâtre des Nouveautés
11-1-66 – Demandez Vicky
(d’après SCHILLER et MELVILLE) Théâtre des Nouveautés
3-10-66 – Laurette
(avec Marcelle MAURETTE) Théâtre de la Michodière
22-3-69 – Tchao –
Théâtre Saint-Georges
3-9-70 – Une poignée d’orties
Théâtre de la Michodière

7. Extrait

ADORABLE JULIA

Le living-room de Julia et Michel dans leur maison de Neuilly. Tous les meubles et sièges sont encom­brés de manuscrits de théâtre.

Le rideau se lève sur une scène vide. On entend un coup de sonnette. Pierre traverse la scène et sort.

Voix de Pierre : Bonjour, Monsieur le Baron.

Voix du Baron : Bonjour, Pierre. Ça va ? Toujours dans le parcours ?

Voix de Pierre : Dieu merci, Monsieur le Baron.

( Entre le Baron, suivi de Pierre )

Pierre : Je vais tout de suite prévenir Madame de l’arrivée de M. le Baron.

Baron : Non. Pas Madame. Monsieur. C’est lui que je veux voir. ( Souriant ) Voilà qui vous étonne, hein.

Pierre : Je ne me permettrais pas… Monsieur est justement dans son bureau avec son avocat… enfin, avec le secrétaire de son avocat. Je vais pré­venir Monsieur… ( Comme le Baron cherche des yeux où s’asseoir, tous les sièges étant envahis par des piles de manuscrits jetés en vrac, Pierre débarrasse rapidement un fauteuil ) Que M. le Baron m’excuse. Chaque fois qu’ils cherchent une nouvelle pièce, c’est la même chose. Ah ! le théâtre…

Baron : L’autre est déjà finie ?

Pierre : Déjà ? Trois cent vingt-sept représentations en comptant celle de ce soir, c’est déjà un énorme succès par les temps qui courent, même pour eux ! On voit bien que M. le Baron ne s’occupe pas de théâtre !

Baronsouriant : J’en ai commandité un, autre fois. Il était blond avec des yeux verts…

Pierre : Je vois. La pièce n’a pas marché ?

Baron : Aussi longtemps que moi. Cinq semaines.

Pierreentre cuir et chair : Ce n’est pas suffisant pour amortir les frais. ( Le Baron hoche la tête ) Je vais prévenir Monsieur… ( Il va vers la porte du bureau, frappe au battant, et entrouvre la porte du bureau ) M. le Baron Weill-Amaury est là Monsieur. Il demande à vous voir..

Voix de Michel : Moi ? Vous êtes sûr ? Je viens ! ( Il entre ) Comment va, mon cher Baron ? ( Ils se serrent la main ) C’est une blague, naturellement ?

Baron : Bonjour, Michel. De quelle blague parlez-vous ?

Michel : Ce n’est pas pour moi que vous venez ?

Baron : Mais si, justement.

Michelriant : Merveilleux ! C’est ce que nous appelons un coup de théâtre.

Baronnerveux : Oh ! je vous en prie, Michel !… Chacun sait que vous avez beaucoup d’humour, mais ce n’est peut-être pas le moment rêvé pour en avoir. Il s’agit de Julia.

Michel : Ah ! bon. Aussi, je me disais… C’est très très grave ?

Baron : N’exagérons rien. C’est important, voilà.

Michel : Donc vous pouvez le dire assis ? Parfait… ( Il débarrasse rapidement un autre siège de ses manuscrits ) Nous sommes en pleine chasse au chef-d’œuvre, mon cher. C’est fou le nombre de machines à écrire les mauvaises pièces qu’on peut vendre de nos jours !

Barons’asseyant : Et ces trois actes que vous deviez ramener de Londres ?

Michel : Christine de Suède ? C’est bien. C’est même très bien, mais ce n’est pas pour nous. Enfin, pas pour Julia.

Baron : C’est trop petit ?

Michel : C’est trop jeune. Au début de la pièce, Christine de Suède a dix-neuf ans. Julia est une grande artiste, d’accord, mais elle ne peut plus jouer un rôle de dix-neuf ans. Bien entendu, nous ne sommes pas tout à fait d’accord à ce sujet. Mais je vous embête avec ces histoires… Racontez-moi la vôtre.

( Il s’assied sur une pile de manuscrits posés par terre )

Baron : Elle est bête comme chou. J’ai giflé un garçon hier soir à mon Cercle.

Michel : Allons bon ! À propos de chevaux ?

Baron : À propos d’une femme. La vôtre.

Michelétonné, mais souriant : Julia ?… Grands dieux ! Il la trouvait tellement mauvaise ?

Baron, se levant : Non, mais il colportait une histoire sur son compte, et je ne pouvais décemment pas le supporter… ( Il fait quelques pas ) C’est très ennuyeux à dire…

Michel : Alors ne le dites pas.

Baronse retournant : II faut tout de même que vous le sachiez, Michel. Cet homme prétendait que lors de votre dernier passage à Bruxelles il avait vu Julia dans la rue en train de… Essayez de comprendre à demi-mot, je vous en prie !

Michelsouriant : Dites-en au moins la moitié ! En train de quoi faire ?

Baronhéroïque : En train de raccrocher un homme

Michel : Julia ?

Baron : Julia !

Michel : Dans la rue ?

Baron : Dans la rue.

Michel : C’est invraisemblable. Julia est très entourée, très courtisée, très sollicitée pour tout dire. Je ne vois vraiment pas pourquoi elle aurait besoin d’aller dans une rue.

Baronsec : Permettez-moi de vous dire que vous prenez la chose un peu légèrement !

Michel : Vous n’allez pas me gifler, moi aussi, non ? J’essaye de comprendre. Julia a beaucoup de charme et les hommes se bousculent quotidienne­ment autour d’elle. Vous le premier.

Baronsec : J’admets que j’aime Julia. C’est un amour officiel, sans équivoque et qui, sachant qu’il n’avait rien à obtenir, n’a jamais rien demandé. Il n’a donc rien d’offensant.

Michel : Vous ai-je dit qu’il m’offensait ? Je vous répète que j’essaie de comprendre. J’essaie de m’imaginer Julia sur un trottoir !

Baron : La question n’est pas de savoir si c’est vrai ni même vraisemblable. Cet homme a-t-il dit, oui on non, que Julia l’avait fait ? Oui ! Êtes-vous, oui ou non, le mari de Julia ? Oui ! Vous savez donc ce qu’il vous reste à faire !

Michel : Vous êtes merveilleux ! Qu’attendez-vous de moi, au juste ? Que je fassse irruption dans votre Cercle pour allonger les oreilles de votre ami !

Baron : Ne l’appelez pas « mon ami », s’il vous plaît !

Michel : Et que je le traîne, ensuite, au petit matin, dans une clairière humide, flamberge au vent ?

Baron : II me semble, oui !

Michel : Ce serait stupide. Croyez-moi, votre ami s’est trompé.

Baronexaspéré : Je vous répète que ce n’est pas mon ami !

Michel : II s’est trompé quand même. Ou bien il s’agissait d’une racoleuse qui ressemble à Julia, ou bien votre a… votre type est myope comme une brique.

Baron : Autrement dit. vous tolérez qu’on ose dire des choses pareilles sur Julia ! Parfait !

( Julia est entrée au début de la réplique. Elle est vraiment ravissante mais on ne lui apprendrait rien en le lui disant )

Juliariant : Qui ose dire des choses sur Julia Lambert ? Bonjour. vous tous !… Bonjour, chéri… ( Elle embrasse Michel, puis se tourne vers le Baron ) Bonjour, mon ami. Alors quelqu’un vous a encore dit que je jouais la comédie comme un fourneau ?

Michel : Non. Il s’agissait de ta conduite, cette fois.

Juliaravie : Michel C’est vrai ? Il y a encore des gens que ça intéresse ? Raconte !

Baron : Je vous en prie. Pas devant moi !

Michel : Pourquoi ? C’est moi, le mari ! ( À Julia ) Quelqu’un t’aurait vue dans une rue de Bruxelles en train de racoler un homme.

Julia : En train de racoler un homme, moi ? Oh ! chéri, comme c’est curieux. Et qu’est devenu l’homme ?

Michel : Ses jours ne sont pas en danger. ( Ils rient tous les deux de bon cœur. Le Baron n’est pas content )

Baronvexé : Décidément, je me demande ce que je fais ici !

Michel : Ah ! oui, pardon. ( À Julia ) Notre vieil ami estime qu’il y a là l’occasion d’un beau corps à corps.

Juliaau Baron : Vous êtes fou ? Passe encore qu’on le tue, ce sera le plus bel enterrement du siècle. Mais si on me le défigure ? ( À Michel ) Chéri, je ne veux pas que tu risques quoi que ce soit pour des bêtises de cet ordre.

Michel : Mais moi non plus !

Baron : Bon, bon, j’ai compris. Dans ces conditions…

( L’entrée de Pierre l’interrompt )

Pierre : Que Madame m’excuse, mais le reporter de Match est là pour les photographies.

Julia : Quelles photographies ?

Michel : Ils ont téléphoné hier. C’est pour leur première page. Ils veulent quelque chose en pied, à cause de tes fameuses jambes.

Julia : Occupe-toi de ça, tu seras gentil. Choisis dans le tas. Moi je reste avec mon petit Baron.

Michel : Mais ce sont tes jambes qu’ils veulent, pas les miennes ! Il faut toujours que je fasse tout, dans cette maison !

Juliasouriant : Sauf te battre en duel à mon sujet, chéri.

Michel : Ça, jamais ! Il faut se lever trop tôt !

( Il sort avec Pierre. Julia se jette sur le canapé et regarde le Baron en riant )

Julia : Vous savez, c’est vrai !

Baron : Pardon

Julia : L’homme de Bruxelles. C’est vrai.

Baronsursautant : Julia !

Julia : Seulement, je serais morte plutôt que de le reconnaître devant Michel. Il aurait été bien trop content

Baronsuffoqué : Content ?

Julia : Dès que je suis ridicule, il est ravi. Mais je ferais mieux de commencer par le commencement. Que savez-vous des grues, mon ami ?

Baron : Moi ?… Eh bien ! Mais…

Julia : N’en parlons plus. Personnellement. j’ai toujours pensé que c’était un métier facile. Vous balancez votre sac au bord du trottoir en tortillant des hanches, et quand un homme vous frôle vous lui sautez sur le paletot. C’est bien comme cela qu’on dit, n’est-ce pas ?

Baron : Vraiment, je… oui, peut-être… Je ne suis pas très au courant..

Julia : Moi, je le suis. J’ai joué une fille des rues dans une pièce de Carco, mon cher, et il a été emballé. Il m’a dit : « Vraiment, on jurerait que vous avez fait cela toute votre vie ! » En tout cas, c’est exactement ce que j’ai fait à Bruxelles.

Baronahuri : Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Julia : À cause de Christine de Suède. Je venais de me disputer sérieusement avec Michel. Il prétend que je ne suis plus assez jeune pour jouer les pre­mières scènes. Je vous fais juge ! Pensez-vous que deux pages de seize ans pourraient s’entretuer à cause de moi ? Répondez franchement ! Oui, n’est-ce pas ?

Baron : Oui, mille fois oui !

Julia : Eh bien ! Michel affirme le contraire, II dit que le public ne comprendra pas. Moi, je crois que c’est lui qui ne comprend pas le public. Enfin, passons. De toute manière, son assurance m’avait bourrée de complexes d’infériorité et je résolus de m’administrer sur-le-champ la preuve formelle que mon sex-appeal existait encore. C’était le soir, et nous étions à Bruxelles. J’étais certaine que personne ne me verrait.

Baron : Folle et charmante Julia !

Julia : Pendant une heure, il ne se passa rien. Plus exactement, il ne passa personne. Puis un homme surgit. Que dis-je, un homme ! Un jeune homme ! Et plutôt bien de sa personne, je vous assure ! Je l’agrippai illico et l’entraînai dans un coin d’ombre. Et alors là, mon ami, cela a été atroce

Baronhaletant : Julia !

Juliasombre : II m’a demandé un autographe !

Baronriant : Juste ciel ! Il vous avait reconnue! Quel soulagement pour vous !

Julia : Ah ! vous trouvez ?

Baron : Mais voyons ! Imaginez un instant qu’il vous ait vraiment prise jusqu’au bout pour une… pour une… Comment seriez-vous sortie de là, ma pauvre amie ?

Julia : Vous pensez bien que j’avais déjà préparé ma ligne de repli. Je lui aurais demandé cinquante mille francs belges.

Baronsuffoque : Julia, vous n’auriez tout de même pas osé aller jusque-là !

Julia : Vous parlez du prix ?

Baron : Du mot, Julia ! Du geste ! Du fait de monnayer votre… votre… même pour rire.

Julia : Rassurez-vous, il n’en a pas été question. La preuve était faite qu’en tant que femme je ne présentais aucun intérêt pour ce garçon.

Baron : Allons donc ! L’expérience était faussée à la base. Il vous avait reconnue. Il ne pouvait pas s’imaginer une seconde que Julia Lambert cherchait à le raccrocher !

Julia : Pourquoi pas ? II n’a tout de même pas pensé que je lui avait fait de l’œil pour placer un autographe ? Regardons les choses en face, mon ami. Une constatation s’impose. Même si j’y étais forcée, je serais incapable de gagner honnêtement ma vie en faisant le trottoir. Je ne suis plus assez séduisante, voilà tout !

Baronriant : Ne soyez pas bête ! Le public vous adore

Julia : II adore la comédienne. Il paie pour m’entendre. S’il devait payer pour m’épouser, il resterait chez lui !

Baron : Et moi alors ? Voilà dix ans que je vous aime, Julia ! D’amour ! Ah ! je vous jure que si vous étiez tombée sur moi, à Bruxelles, vous les auriez eus, votre trente mille francs belges.

Julia : Cinquante mille. Et puis c’est tout différent. Vous m’aimez depuis toujours. C’est devenu une question de principe !

Baron : Une question qui n’a jamais reçu de réponse

Julia : Justement ! Elle ne veut plus rien dire !

Baron : Tenez, vous m’exaspérez à nier ainsi l’évidence !

Julia : Quelle évidence ? Ce qu’on me dit ? Ce qu’on écrit ? Que je suis toujours la plus jeune et la plus belle ? Ce sont de bien jolis mensonges qui font passer le temps. Puis, un beau matin, on apprend qu’une bande de nouveaux venus, qu’on supposait encore au berceau, viennent de donner une représentation de bienfaisance à votre profit !

Baron : Julia, vous me faites du mal !

Julia : Et le plus effrayant, c’est qu’on ne la voit pas partir, cette maudite jeunesse ! Elle s’en va comme les gens bien élevés s’en vont des soirées où l’on s’ennuie, doucement, un à un, sur la pointe des pieds !

Baron : Écoutez-moi bien, Julia. Chaque âge nous apporte sa brassée de joies profondes. Vieillir n’est rien…

Juliahérissée : Et qui vous parle de vieillir ? Je constate que je suis un peu moins jeune qu’autre­fois, voilà tout ! Inutile d’en faire un drame ! Je tiens encore debout !

Baron : Et avec quelle classe étonnante, inégalable ! Vous êtes merveilleuse, Julia. Je parle en connaisseur. Et puis vous avez Michel. Cela aussi c’est très bien. Être les Philémon et Beaucis du Théâtre !

( Michel est entré pendant la réplique. Il tient une liasse de photographies à la main )

Michelentrant : Mon cher, vous vous exprimez littéralement comme un chroniqueur mondain chevronné ! Bravo !

Juliariant : II paraît que nous sommes Philémon et Beaucis, chéri. Quelle photo leur as-tu donnée ?

Michellui en tendant une : J’ai pensé à celle-ci. C’est Choura qui l’avait prise au golf de Saint-Cloud, tu te souviens ? Elle est amusante. Tu tiens ton club comme si c était une pioche.

Julia : Merci de l’avoir choisie entre toutes, mon amour. C’est du sadisme à l’état pur !

Michelriant : C’est de l’abnégation, oui ! Le visage est charmant et le mouvement de la jupe sur la jambe est tout à fait prometteur. Ils ne demandent pas antre chose. ( Il jette les photos sur un meuble et s’assied ) Ou plutôt, si. Ils demandent également une photo de nous deux avec Roger. Je leur ai répondu que l’article n’existait pas.

Julia : Heureusement ! Je ne suis pas encore assez folle pour aller me faire photographier avec un fils poussé en asperge ! ( Au Baron ) Il va tout de même sur ses quinze ans, vous savez ! Il faut dire aussi que je l’ai eu à un âge ridicule. Ridiculement bas !

Michel, sans rire : C’est bien ce que nous avions compris, chérie.

Baron : II me semble que c’était hier ! Là-dessus, je me sauve. À bientôt, vous deux !

Michel : Vous avez votre voiture ?

Baron : Oui, mais je vais la renvoyer et rentrer a pied. Après cette conversation sur la disparition du sex-appeal en France et à l’étranger, un peu de footing ne me fera pas de mal. ( Il sort )

Michel : De quoi parle-t-il ?

Julia : Dieu seul le sait, mais je peux te dire ce qu’il pense. Il pense que je peux parfaitement jouer Christine de Suède.

Michel : Ce vieux flatteur pense aussi que tu pourrais créer les Malheurs de Sophie et doubler les Deux Orphelines. Cela ne veut rien dire.

Julia : En attendant, j’ai tout de même joué l’année dernière encore la scène de la tour de Mélisande, et j’y ai été très bien !

Michel : Tu n’y étais pas mal et c’était la scène de la tour de Pelléas et Mélisande !

Juliasouriant : Pardon ! C’est vrai que tu jouais Pelléas.

Michel : Mais oui !

Julia : Je me souviens même de certaine phrase que la critique avait écrite au sujet de ton maillot collant…

Michel : Quand cesseras-tu de toujours placer nos moindres controverses sur un plan personnel. Cela ne mène à rien.

Julia : À rien. À ce propos, quelqu’un m’a comparée hier soir à un mouton qui voudrait jouer les agneaux de lait.

Michel : J’étais nerveux. L’image a dépasssé ma pensée. D’ailleurs, je t’ai déjà fait des excuses.

Juliatendre : Recommence, mon amour. C’est ton meilleur rôle.

Michelriant : Adorable serpent ! ( Il l’embrasse ) Et maintenant, travaillons. II doit bien y avoir une pièce jouable là-dedans, tout de même !

Julia : Si au moins Roger pouvait devenir un auteur dramatique ! Le fils travaillerait, les parents joueraient, ce serait le rêve. Il est vrai qu’à quinze ans on ne peut pas lui demander l’imposssible !

Michel : Ah ! non, chérie, pas à moi !

Julia : De quoi parles-tu ?

Michel : Des quinze ans de Roger. Il en a dix-sept depuis le onze mars.

Julia : Tu crois vraiment ?

Michel : J’y étais.

Julia : C’est bien possible, après tout… Qu’est-ce que je jouais donc, quand il est né ?

Michel : Phénomène extraordinaire, tu ne jouais rien. Tu l’as mis au monde exactement au cours du mois où tu te trouvais dans une clinique. Coïnci­dence, je suppose.

Juliariant : Tu es merveilleusement bête, mon chéri !

( Entre Roger, II a deux raquettes de tennis sous le bras )

Roger : C’est moi Vous êtes occupés ?

Julia : Viens un peu ici… ( Elle se lève et l’entraîne vers la lumière de la fenêtre, l’examine longuement, puis se tourne vers Michel ) C’est moi qui avais raison, Il a quinze ans.

Rogerriant : Dix-sept, maman. Bientôt dix­huit !

Julia : Tu en parais quinze. Même si tu disais le contraire, on ne te croirait pas. Il est donc inutile de le dire.

Roger : Je ne le dis jamais qu’à toi, maman.

Julia : Même à moi… ( Elle le regarde encore ) Mon Dieu, Roger ! Dis-moi que tu t’es mal lavé la figure et que ce n’est pas une moustache que je vois là !

Roger : Sous le nez ? Je crois bien que c’est une moustache, maman.

Julia : Une moustache !… Michel, c’est affreux ! Il me semble que c’est moi qui l’ai !

Michelriant : II faut reconnaître que tu y es pour quelque chose.

Julia : Roger, jure-moi que tu vas faire disparaître cette horreur ! Tu as déjà poussé de manière indécente. On dirait la forêt vierge ! Qu’est-ce qu’on donne donc aux jockeys pour les empêcher de grandir ?

Michel : Du gin.

Juliales yeux au ciel : Alors, qu’il grandisse ! ( Elle le serre contre elle ) Petite brute, si je ne t’aimais pas tant, je t’enverrais faire tes études en Amérique. N’en parlons plus. Qu’est-ce que tu veux ?

Roger : Je voulais demander à papa si je peux prendre la voiture jusqu’à ce soir.

Michel : Tu as ta Vespa.

Roger : Je ne peux pas mettre deux jeunes filles sur une Vespa, tout de même !

Julia : Deux jeunes filles ?… Pourquoi deux ? N’en mets qu’une !

Roger : Ce sont des sœurs, maman.

Julia : Siamoises ? Enfin, passons. Qui est-ce ?

Roger : Marie-Thérèse et Catherine Chambon. Tu les connais d’ailleurs. Tu les as rencontrées à Saint-Cloud. Vous avez parlé golf ensemble.

Julia : Ah ! oui ? Je ne connais rien à ce jeu idiot.

Roger : C’est ce qu’elles m’ont dit, mais tu leur as quand même tapé dans l’œil. Elles te trouvent du tonnerre !

Juliasouriant : Vraiment ? ( À Michel ) Laisse-lui prendre la voiture, chéri.

Michel : Bon, bon. d’accord, mais c’est très ennuyeux. Il n’a pas encore son permis.

Julia : II ne manquerait plus que ça ! Pourquoi pas sa carte d’électeur pendant que tu y es ?

Rogerembrassant son père : Merci, papa.

Julia : Nous serons sans doute partis pour le théâtre quand tu reviendras. Viens nous y chercher vers minuit et demi. C’est la dernière. Nous comptons sur toi.

Michel : Nous comptons aussi sur la voiture !

Rogerriant : Au revoir, tous les deux ! Vous êtes des amours ! ( Il sort )

( Michel s’est replongé dans la lecture d’un manuscrit qu’il feuillette rapidement )

Michel : Tout compte fait, elle est rudement bien, tu sais, cette pièce de Maurette…

Julia : Encore un rôle de reine !

Michel : Et après ? Tu es remarquable de distinction dans les rôles de reine. Et si on prend en considération le fait que tu es née à Pantin, on peut tenir cela pour un tour de force.

Julia : J’aimerais bien que tu t’arrêtes un peu de décrire tout ce que je tais comme un tour de force.

Michel : Je ne vois pas ce qu’il y a de vexant dans ce terme ! Quand Sarah Bernhardt jouait L’Aiglon à soixante-dix ans, avec une seule jambe, c’était également un tour de force.

Julia : Je saisis mal le rapport. Je n’ai pas soixante-dix ans et je ne joue pas la comédie à cloche-pied. J’ai encore mes deux jambes ! Quitte à choquer ma modestie, j’ose même déclarer que ce ne sont pas les jambes de tout le monde ! ( Michel s’est replongé dans la lecture d’un manuscrit ) J’aime cet enthousiasme.

Michelriant : C’est tout de même curieux que les femmes mariées attendent encore de leur mari qu’il leur fasse la cour ! Comme si un monsieur qui a réussi à rejoindre son autobus allait s’amuser à descendre en marche de temps en temps pour le seul plaisir de le rattraper à la course.

Julia : L’autobus te remercie. Si c’est tout ce que tu penses de moi !

Michel : Non, idiote. Je pense aussi que tu es merveilleuse, sensible, pleine, de personnalité et pour tout dire la meilleure comédienne de Paris

Julia : En tout cas, je ne suis pas le genre de femme sur lequel les hommes se jettent !

Michel : Tu es le genre de femme dont un homme se dit : « Tiens, en voilà enfin une avec laquelle on a du plaisir à parler ! ».

Julia : C’est une opinion qui n’engage que loi, naturellement ?

Michel : C’est la vérité, et tu devrais en être très fière.

Julia : Eh bien ! moi, j’aimerais qu’un homme me jette en travers d’une selle et m’enlève an galop ! Je voudrais sentir le vent chaud du désert sur mon visage et un bras d’acier autour de ma taille !

Michelriant : Tu parles comme une collégienne !

Julia : II n’y a que les collégiennes qui sachent vraiment parler de l’amour, mon chéri, justement parce qu’elles l’ignorent.

( À ce moment, Jean-Paul Fernois paraît sur le seuil du bureau. Il tient des papiers à la main )

Jean-Paul : Oh ! pardon. Monsieur. Je vous dérange.

Michel : Vous vouliez me demander quelque chose?

Jean-Paul : Oui, an sujet des comptes de votre théâtre du deuxième semestre. Il y a là quelque chose de pas très clair dont votre contrôleur pourrait s’étonner… Mais rien ne presse, naturellement. Je vous croyais seul…

Juliasouriant : II est seul, cher Monsieur. je ne suis que sa femme.

Michel, à Jean-Paul : Vous connaissez Julia Lambert, bien sûr ?

Jean-Paul : Tout le monde connaît Mme Julia Lambert, mais je n’avais encore jamais en le plaisir… l’émotion… Bonjour, Madame. Je suis enchanté…

Julia : Bonjour, Monsieur. Vous êtes le secrétaire de M. Bernardin, je crois ?

Jean-Paul : Oui, Madame. Je suis avocat stagiaire. M. Bernardin m’a chargé de m’occuper de votre déclaration d’impôts.

Juliariant : Exercice bien rébarbatif pour un jeune homme aussi séduisant! Et vous vous appelez?

Jean-Paul : Fernois, Madame. Jean-Paul Fernois.

Julia : J’aimerais vous poser une question, monsieur Fernois. Quelle a été votre première réaction en me voyant tout à l’heure de près pour la première fois ?

jean-paul, gêne : Je… Je crains de ne pas très bien comprendre…

Julia : Avez-vous pensé : « Tiens, voilà enfin une femme avec laquelle on a du plaisir à parler »… ou… « Voilà une femme que j’ai envie de jeter en travers de ma selle pour l’emporter sous ma tente dans le désert ! ».

Jean-Paul : Eh bien ! mon Dieu…

Michel : Si c’est ma présence qui vous empêche de vous exprimer librement…

Jean-Paul : Non, non. Monsieur, je vous en prie !… ( À Julia ) C’est-à-dire que mon choix est assez limité, n’est-ce pas… Forcément !…

Julia : Pourquoi ?

Jean-Paulnavré : Je n’ai pas de tente dans le désert.

Michelriant : Bravo ! mon ami. Vous vous en êtes très bien tiré !

Julia : Et moi je te dis qu’il ne s’en tirera pas aussi facilement. Venez vous asseoir près de moi, monsieur Fernois… ( Il obéit ) Voyez-vous, je me demande si vous me connaissez vraiment…

Jean-Paulfougueux : Moi, Madame ? Je n’ai pas manqué une seule de vos créations depuis Lumière du Nord ! C’est mon père qui m’avait emmené ce soir-là au théâtre pour me récompenser d’avoir réussi à mon bachot.

Juliaà Michel : Ça se réussit à quel âge, ce genre de chose ?

Michel, à Julia : Je suis sûr que M. Fernois était très en retard… ( À Jean-Paul ) N’est-ce pas ?

Jean-Paul : Euh !… Oui, je crois. ( À Julia ) En tout cas, mon père vous avait toujours beaucoup admirée.

Julia : Vraiment ! Votre grand-père aussi, je suppose ?

Jean-Paul : Oh ! pardon Ce n’est pas ce que je voulais dire… Enfin, ce n’est pas dans ce sens que je…

Julia : Calmez-vous, je ne cherchais qu’à être drôle… Et d’ailleurs il n’y a rien là qui puisse me choquer… Je pourrais presque être votre… enfin, pas votre mère bien sûr, mais… la sœur cadette de votre mère, par exemple… Je n’ai aucune honte à le reconnaître ! Le temps passe, monsieur Fernois, et nous passons avec lui !

Jean-Paul : Pas vous, Madame ! Je suis sûr d’ailleurs que vous étiez beaucoup plus jeune quand vous avez joué Lumière du Nord que je ne le suis maintenant !

Michel : Étant donné que Jean a deux fois l’âge de Jeanne quand elle avait l’âge de Jean, quel est l’âge des deux ?

( Ils rient tous les trois. Julia de moins bon cœur que les deux autres )

Julia : Cela ressemble à un de ces horribles problèmes pour lesquels mon petit garçon me demande conseil !

( Michel lève discrètement les yeux au plafond et regagne le fond )

Jean-Paul : Ce qu’il y a de merveilleux chez les comédiennes, c’est qu’elles ne vieillissent jamais !

Juliariant : Ceci dit, vous ne me demanderiez pas d’aller danser avec vous à Saint-Germain des Prés !

Michel : Julia, arrête-toi un peu de torturer ce jeune homme. Il est ici pour parler affaires.

Julia : C’est toi qui le tortures ! Si tu n’étais pas là… Vous êtes marié, monsieur Fernois ?

Jean-Paul : Oh ! non.

Julia : Vous habitez chez vos parents ?

Jean-Paul : Non plus. J’ai eu la chance de dénicher dans l’île Saint-Louis un petit deux pièces merveilleux. C’est une très vieille maison historique… sans aucun confort naturellement… mais si pleine de souvenirs !… Il paraît que c’est là que le cardinal Richelieu…

Michel : Et si nous parlions plutôt des Contributions directes, monsieur Fernois ?

Jean-Paul : Ah oui pardon… ( Il se lève et va prendre les papiers qu’il tenait en entrant ) C’est au sujet de vos frais professionnels, monsieur Gosselin. Je vois là deux voyages que vous avez faits à Londres…

Michel vivement : Oui. oui… pour voir des pièces… ( À Julia ) Pendant ton séjour à Sestrières, tu te souviens ?

Julia : Pas du tout. Première nouvelle !

Michel : C’est d’ailleurs sans importance… ( À Jean-Paul ) Alors ?

Jean-Paul : II y a bien la fiche du montant des quatre billets pour les deux voyages, mais…

Julia : Quatre billets pour deux voyages ? Tiens!

Michel : Évidemment. Il y a deux billets par voyage : l’aller et le retour. C’est ce que M. Fernois veut dire.

Jean-Pauldéconcerté : Je… Oui, naturellement… C’est d’ailleurs au sujet des notes de séjour que le problème se pose. Je ne les trouve pas, monsieur Gosselin. Or vous avez compté une somme de…

Michelle coupant : Oui, oui. Venez dans le bureau, nous allons éclaircir ce mystère… ( Il s’éloignent vers le bureau )

Julia : Un mot encore, monsieur Fernois… ( II se retourne ) Savez-vous ce que vous feriez si vous étiez gentil ?… Vous me demanderiez de venir un soir visiter votre vieille maison historique…

Jean-Paul : Mais… certainement… Ce serait un grand honneur pour moi de vous recevoir Madame… et une grande joie !… ( Il s’avise de la présence de Michel ) M. Gosselin aussi, naturellement… ( Il salue ) Excusez-moi…

( Il entre dans le bureau. Michel rit )

Michel : Merveilleux ! Il veut que je vienne, moi aussi !… Ma pauvre Julia, voici tous tes efforts réduits à néant.

Julia : Quels efforts ?

Michel : Ceux que tu déploies depuis une heure pour séduire ce garçon et me démontrer ainsi de manière éclatante que tu peux fort bien jouer Christine de Suède !

Julia : Ce que tu peux être stupide, mon pauvre Michel !

( Entrée de Pierre par le fond )

Pierre : Mlle Devry est là Monsieur

Julia : Zina ? ( Elle crie ) Entre, chérie !

( Entrée de Zina Devry ravissante; à peine griffée par le temps et assez adroite pour s’en être fait  un charme supplémentaire )

Zina : Bonjour, vous deux !… ( Elle embrasse Julia ) Toi, tu es dans une de ces formes !… Je ne vous dérange pas ?

Michel : Toujours la même histoire. Nous cherchons le chef-d’œuvre pour la saison prochaine.

Zina : Rien ne presse !

Julia : Tu en parles à ton aise. Il faut lire, choisir, distribuer, répéter. Ah ! je te jure que ce n’est pas drôle, pour des comédiens, d’être directeurs de théâtre ! Quelle plaie !

Zinariant : Eh bien ! dis donc.

Michel, à Julia : Tu oublies que si nous le sommes, c’est grâce à l’argent de Zina !

Juliariant : Ah oui ! c’est vrai. Pardon, chérie.

Zina : Aucune importance. Je ne me plains pas. Les comptes de cette année sont… substantiels… ( Elle tend à Michel l’enveloppe qu’elle porte ) Je les ai lus avec passion. Merci. Alors ? Qu’avez-vous finalement décidé pour Christine de Suède ?

Michel : Christine de Suède est morte, Zina. Pas de Christine de Suède !

Zina : Vous pensez vraiment que c’est trop jeune pour vous ?

Julia : Pour moi, chérie. Pour moi seulement ! Pour Michel, c’est exactement ce qu’il faut. Le rôle est fait pour lui et il est fait pour le rôle. Pour tous les rôles, d’ailleurs… Tandis que moi, chaque jour un peu plus défraîchie, je m’achemine rapidement vers les emplois de souffleuse !

Zinariant : Te voilà bien amère, mon pauvre chou ! Ceci dit, il est exact, hélas ! que les hommes vieillissent beaucoup moins vite que les femmes, surtout au théâtre. Il faut dire aussi qu’ils ont le goût de la trahison dans le sang et un appétit démesuré de chair fraîche !

Michel : Je suppose que vous faites allusion à votre époux regretté ?

Zinasèche : Pas spécialement, Michel. Tous les hommes sont différents, mais tous les maris sont pareils, croyez-moi !

Michel : Bon, bon, très bien. Sur cette bonne parole, souffrez que j’aille m’entretenir quelques minutes avec notre petit Jean-Paul… À tout à l’heure. ( Il sort )

Zinaétonnée : Vous avez un petit Jean-Paul ?

Julia : Mais non ! C’est Michel qui fait de l’humour. Notre avocat nous a envoyé un de ses secrétaires pour s’occuper de notre déclaration, il s’appelle Jean-Paul, et j’ai eu le malheur de le trouver charmant, c’est tout ! Tu connais la jalousie maladive de Michel !…

Zinasarcastique : Charmant ! Lovelace qui se prend pour Othello !

Julia : Écoute, chérie, si tu as quelque chose à dire sur Michel, parle franchement au lieu de procéder par allégories. C’est très fatigant pour les interlocuteurs.

Zina : Puisque tu insistes… Michel a une maîtresse, Julia ! Enfin, je le crois…

Juliacalme : Moi, je le sais. ( Souriant ) Ceci dit, je ne voudrais pas gâcher ton plaisir, raconte.

Zina : C’est le comptable du théâtre qui m’a mis la puce à l’oreille. Toi, tu ne t’inquiètes jamais des chiffres. Cela ne t’intéresse pas…

Julia : C’est ton argent, chérie.

Zina : Enfin, bref, le comptable m’a fait remarquer qu’il avait dû régler, il y a quelques mois, sur l’ordre de Michel, un certain manteau de fourrure… qui n’a jamais figuré dans ta garde-robe.

Julia : Je ne me souviens pas d’avoir montré ma garde-robe au comptable. Comment le sait-il ?

Zina : C’est moi qui le sais… Il n’y a d’autre part aucun manteau de fourrure dans la pièce que vous jouez…

Julia : Non. Et il s’agit de quel genre de fourrure ?

Zina : Je ne vois pas ce que le genre de fourrure peut changer au problème !

Julia : Ce ne serait pas de l’hermine d’été, par hasard

Zina : Tout juste Comment le sais-tu ?

Julia : Je connais parfaitement les épaules – un peu grasses, mais ravissantes – dont il est question… Le type même de la rousse capiteuse. Elle fait partie de la nouvelle revue du Lido où elle s’imagine qu’elle danse.

Zina : C’est la maîtresse de Michel ?

Julia : Je pense bien ! Il ne manquerait plus qu’il se mette à distribuer des hermines pour le plaisir !

Zina. Et tu n’es pas jalouse ?

Julia : Pas le moins du monde, ma chérie. Et toi ?

Zina, décontenancée : Moi ?… Moi jalouse de Michel ?… Tu es folle ?… En quel honneur ?

Juliagentille : Parce que tu en es amoureuse, c’est tout,

Zina : Julia ! Comment peux-tu… ?

Julia : Je t’aime bien, Zina. Ne monte pas sur tes grands chevaux. Je sais parfaitement ce que tu éprouves à l’égard de Michel.

Zina : De l’amitié.

Julia : Oui, chérie. Une amitié dévorante, passionnée, exclusive et parfaitement sensuelle.

Zina : Julia, je vais me fâcher !

Julia : Bref tu l’aimes et tu es jalouse. Ce manteau d’hermine te pèse sur le cœur et tu voudrais bien que je fasse une bonne scène de jalousie à Michel.

Zina : Moi ?… Grands dieux!

Juliaimperturbable : J’ajoute que je le ferais volontiers dans le seul but de t’être agréable si je n’avais, hélas ! la ferme conviction que ce serait inutile. Michel changera son manteau d’épaules, c’est tout. On pis encore étant donné qu’il a une âme de gentleman, il en achètera un autre. Dans ces conditions…

Zina : Dans ces conditions, tu préfères fermer les yeux et permettre à ton mari de… de… et on s’étonne que les acteurs aient mauvaise réputation ! Quel monde !

Julia : Laisse donc notre monde tranquille. II vaut largement le tien. ( Elle se lève et va cueillir une cigarette dans le coffret tout en parlant ) D’ailleurs, vois-tu, il y a une autre raison pour laquelle je ne veux ni ne peux aller faire du tapage dans les coulisses de la vie de Michel… Au fait, je me demande si je dois te la dire…

Zina : Tu connais ma discrétion !

Julia : Oui, Tant pis, je te la dis quand même ! ( Un temps léger ) Nous ne sommes pas mariés. ( Zina la regarde, stupéfaite )

Zina : Quoi?… Michel et toi ?…

Julia : Plus exactement, nous avons divorcé…

Zina : Julia! Ce n’est pas vrai ?… Quand?

Julia : Pendant l’occupation. Ça a passé totalement inaperçu entre deux bombardements. Michel était en Angleterre et moi à Juan-les-Pins… Il y avait probablement trop d’eau entre nous… Enfin, bref, nous avons coupé de cordon ombilical…

Zina : Et vous avez continué à vivre ensemble ?

Julia : Pas continué. Recommencé. Michel est revenu à la Libération. Il avait un ravissant uniforme et une belle médaille qu’il n’avait pas gagnés à la loterie. Cela valait la peine d’aller lui serrer la main… Là-dessus, on nous a proposé une pièce qui nous a emballés l’un et l’autre. Je ne pouvais pas la jouer sans lui, il ne pouvait pas la jouer sans moi… Alors on l’a jouée ensemble. La suivante également… Voilà.

Zina : Mais alors, tu es sa maîtresse ! ( Julia la regarde avec étonnement. Puis elle sourit )

Julia : Tiens, c’est vrai !… Je suis sa maîtresse, après tout… ( Elle sourit ) Pas tellement, d’ailleurs…

Zina : Pas tellement ?

Julia : Enfin, pas souvent… C’est plus une association qu’autre chose… Mais aux yeux du public nous restons le couple idéal du théâtre.

Zina : Le couple idéal, vraiment ? Dis-moi que vous êtes heureux, pendant que tu y es !

( Julia la regarde avec une sorte de gravité )

Julia : Mais oui. Je ne sais pas si cela t’étonne ou si cela t’ennuie, mais nous sommes heureux. Il y a deux recettes de bonheur, vois-tu… S’aimer très fort tous les deux ou aimer tous les deux très fort la même chose. Cette chose-là, nous l’avons, Michel et moi. C’est le théâtre.

Zina : Joli bonheur ! Laisse-moi rire !

Julia : Tu n’en as aucune envie. Et tu as raison, parce que c’est vrai. Il y a un coin du cœur de Michel qui m’appartiendra toujours et qui s’appelle théâtre, un coin du monde où nous nous retrouverons toujours et qui s’appelle théâtre. Ça, aucune femme ne me le prendra jamais !

Zina : II y a tout de même autre chose dans la vie… Il y a l’amour, la vie tout court, les nuits, les… les… Et ton fils ? Votre fils ! Est-il seulement an courant ?

Julia : Non, et je te demande d’attendre encore un peu… ( Souriant ) Après tout, nous pourrions fort bien nous remarier.

( Michel entre )

Michel : Julia ? Et ta sieste ?

Julia : Je n’ai pas sommeil, chéri.