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Roger-Ferdinand

par Jean-Jacques BRICAIRE

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Roger Ferdinand, jeune * Collection particulière

ou
L’Observateur indulgent

Un Normand parti de St Lô et destiné à l’enseignement qui voit sa vie bifurquer tout à coup pour s’engager dans la voie inattendue de l’art dramatique.
Il s’agit d’un homme paradoxal: myope au dernier degré, il aura néanmoins une vision très nette et très personnelle des choses et des gens. Atteint de pseudo surdité, il restera toujours à l’écoute de ceux qui auront recours à son indéfectible gentillesse. De petite taille, on ne peut rien lui reprocher de petit ou de médiocre. Son œuvre est là pour le prouver.

1.Un Normand dans l’enseignement
2. Une présidence bienvenue
3. Un distrait légendaire
4. Le Conservatoire
5. Quelques Pièces
6. Oeuvres dramatiques
7. Extrait des J3 ou la Nouvelle Ecole


1. Un Normand dans l’enseignement

Petit, chauve, myope et sourd, Roger-Ferdinand était néanmoins un charmeur. Sa philosophie sereine, sa compréhension lucide des difficultés humaines, sa courtoisie souriante, sa sagesse désabusée en faisaient un interlocuteur exceptionnel.

Né à Saint-Lo le 6 octobre 1899 d’un père appartenant à l’Administration des Ponts et Chaussées, il fait ses études au collège de sa ville natale. Élève discret, travailleur et doué, il est inscrit à l’Université de Caen, puis à Paris à la Sorbonne où il obtient une licence de lettres et un diplôme d’Etudes supérieures de Langues et Littératures Étrangères. Il enseigne alors le français en Angleterre, puis l’anglais en France au Lycée de Laon (où Jules Romains enseigna l’histoire), au Lycée de Reims (où Georges Bidault et Marcel Deat furent ses collègues), puis à Paris au Lycée Stanislas où il a comme élève le futur Colonel Passy et les futurs ministres Tinguy du Pouet et Bourges Maunoury. Mais comme Pagnol qui deviendra son plus cher ami, et auquel il succédera 25 ans plus tard à la tête de la Société des Auteurs, et qui professe lui aussi à Paris au Lycée Condorcet, il entasse dans ses tiroirs ses premières œuvres dramatiques. Professant en province, il venait chaque semaine à Paris faire le tour des théâtres, surtout ceux à la programmation audacieuse : l’Atelier, le Vieux Colombier, l’Œuvre.

« L’Enfant truqué » révélateur

C’est dans ce théâtre qu’il assiste à la pièce de Jacques Natason L’Enfant truqué et qu’il se découvre tout à coup l’envie d’écrire pour la scène. Il rédige Voyage à Saint-Flour dont il porte le manuscrit à Jacques Natanson qui le remet à Paulette Pax, laquelle monte la pièce en 1924 au théâtre des Mathurins, avec Marcel Herrand, René Simon, Suzanne Dantes et elle-même. La pièce, qui est devenue La Machine aux souvenirs, ne connaîtra que les deux représentations prévues, mais notre auteur a le pied à l’étrier. En 1926, Dullin, à son tour, monte Irma, seconde œuvre,  à l’Atelier. Le 14 février 1927 marquera un changement définitif dans la vie de Roger-Ferdinand. Lugne-Poe, découvreur de tant d’auteurs, monte sa troisième pièce Un homme en or, avec Harry Baur, dans son Théâtre de l’Œuvre.

Adieu l’enseignement, bonjour le théâtre

C’est un vrai succès qui permet à l’auteur de quitter l’enseignement afin de se consacrer pleinement à l’Art Dramatique. Il remet à Lugne-Poe La Foire aux sentiments, lequel, en accueillant la pièce en 1928, toujours au théâtre de l’Œuvre, estime que celle-ci devrait entrer un jour au répertoire de la Comédie-Française. Il devait être un peu devin, en tous cas bon prophète, car la pièce fera partie du répertoire de la grande maison qui l’a présentée le 26 novembre 1963 (après une reprise au théâtre Saint-Georges le 3 juillet 1941).

Les succès s’enchaîneront. Lugne-Poe, qui a pris connaissance de Chotard et Compagnie, recommande la pièce à Gémier qui la monte à l’Odéon le 19 octobre 1929, et qui révélera un très grand comédien : Charpin. En 1930, Roger-Ferdinand écrit le dialogue du premier film parlant Lady et Compagnie à la suite de quoi il est engagé en qualité de scénariste par la Metro-Goldwyn-Mayer. Il ne restera toutefois que six mois à Hollywood.

Le lecteur trouvera plus loin la liste des douze pièces jouées sur les scènes parisiennes de 1929 à 1946. Il convient toutefois de s’attarder sur Les J 3  (1)  en raison de l’énorme succès rencontré par la pièce qui a été créée le 30 septembre 1944 aux Bouffes Parisiens, et qui s’est jouée 1247 fois, traduite en 12 langues, et qui reste l’un des plus grands succès du théâtre français. On en trouvera le résumé et les critiques plus loin.

(1) Sous l’occupation, toutes les denrées étaient contingentées et réduites, et on ne pouvait se les procurer qu’en échange de la présentation au commerçant d’une carte dont ce dernier retirait les timbres correspondant à l’achat effectué. Les Français étaient classés par catégorie et celle des J3 concernait les adolescents.

2. Une présidence bienvenue

Cette année 1946 est importante dans la vie de Roger-Ferdinand, car elle marque son entrée, en qualité de Président, à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, où il restera 9 années et y laissera le souvenir d’un excellent gestionnaire dont les qualités de finesse, de diplomatie et le sens de la solidarité ont fait merveille. Dès qu’il apprenait qu’un de ses confrères avait besoin d’aide ou était malade, il se précipitait pour le rencontrer. Un jour, il va rendre visite à Paul Raynal (1) vieux et malade. Cette visite durera plus de trois heures car, chaque fois que l’ascenseur arrivait au rez-de-chaussée, Raynal le rappelait à son quatrième étage.

Roger-Ferdinand a été secondé dans cette tâche par Jean Matthyssens qui avait déjà assisté Marcel Pagnol, prédécesseur de Roger-Ferdinand au poste présidentiel. Jean Matthyssens, qui venait d’être reçu au Concours d’expert économique d’Etat, grâce à une thèse de doctorat sur le droit d’auteur, rencontre Pierre Bourdan, ministre de la Jeunesse et des Sports, qui lui signale que la SACD recherche un délégué général, le précédent ayant été licencié pour cause de collaboration. Jean Matthyssens est agréé et restera délégué général de la SACD durant quarante ans.

Roger-Ferdinand habitait à Lozère, près de Massy Palaiseau, la maison où vécut Charles Peguy de 1907 à 1912. Il n’éprouvait pas pour Peguy une grande passion, mais avait tout appris sur sa vie et sur son œuvre, afin de pouvoir passer pour un admirateur du poète quand il recevait dans sa maison qu’il faisait alors visiter, ce qui était très rare, car il n’aimait pas recevoir chez lui, craignant toujours que sa femme Jeanne, atteinte de sclérose en plaques, n’en soit perturbée. Ce qui fascinait ses proches, c’était la façon discrète qu’il avait d’ôter son sonotone dès que l’ennui l’atteignait, ce qui lui permettait d’être ailleurs.

Un frère inventeur

Un mot sur son frère Georges, professeur de physique, qui a découvert le moyen de comprimer les gaz, et inventé le briquet Flaminaire. À la générale d’une pièce de son frère à Marigny, un spectateur reçut une bague sur la tête. Au premier rang de la corbeille, Georges venait de s’écrouler en laissant choir sa chevalière. Il devait mourir dans l’ambulance qui le transportait à l’hôpital.

La Présidence de la Société des Auteurs, très astreignante, n’a pas empêché Roger-Ferdinand de poursuivre sa carrière de dramaturge. Il donne en effet en 1944 une adaptation de Tess d’Uberville (d’après Thomas Hardy) au théâtre Antoine, Les Derniers Seigneurs en 1946 au Théâtre Edouard VII (400 représentations). C’est l’histoire d’un maître d’hôtel honnête et dévoué qui va tenter de sauver la fortune et le prestige de la maison qu’il a servie, dont les maîtres ont fui leurs devoirs et leurs responsabilités. C’est lui, le dernier seigneur.

Trois garçons, une fille en 1947 au Gymnase. Quatre jeunes gens, très différents les uns des autres, un intelligent et volontaire, un joufflu nonchalant, un romantique, et une jeune fille fragile mettent tout en œuvre pour retenir au foyer leur père, tenté par le démon de midi. Ils ont vingt ans en 1948 au Théâtre Daunou. C’est la suite des J3. Les potaches ont grandi, on les retrouve aux prises avec l’amour, mais il ne s’agit plus de passions d’étudiants, mais d’amours d’hommes.

Le Mari ne compte pas en 1948 aux Bouffes Parisiens, dont on trouvera résumé et critiques plus loin. En 1951 aux Capucines Mon mari et toi. En 1952 aux Variétés Le Père de Mademoiselle, dont on trouvera également plus loin résumé et critiques.

(1). Célèbre auteur de Napoléon uniqueLe Maître de son cœurAu soleil de l’instinctLe Matériel humainLe Tombeau sous l’Arc de Triomphe.

3. Un distrait légendaire

Chacune de ces pièces reflétera sa vie qui est faite de simplicité, de délicatesse et de générosité, car il n’a jamais cessé de s’intéresser à ceux qui l’entouraient, en observateur indulgent et sympathique de ses contemporains. Cette production importante, compte tenu de ses responsabilités à la Société des Auteurs est-elle en partie responsable de sa légendaire distraction ? On se demande en effet, questionnait un critique, où Roger-Ferdinand, qui préside la SACD trouve-t-il le temps d’écrire ses pièces ?

Tous les matins, il prend sa voiture pour se rendre rue Ballu au siège de la SACD. Un jour, il s’arrête pour acheter le journal et repart dans une autre voiture dont le conducteur avait imprudemment laissé les clefs de contact. C’est seulement en arrivant à son bureau qu’il se rend compte de son erreur. Il reste souvent derrière une voiture en stationnement, croyant qu’elle est arrêtée à un feu rouge. Il ne contrôle pas son niveau d’essence, et se trouve un jour contraint de chercher un bidon dont il se sert pour remplir le réservoir d’un autre véhicule. Invité à Lucerne à un congrès d’auteurs étrangers au cours duquel il devait prendre la parole, il arrive en retard, s’excuse, commence son allocution dont le thème est évidemment la défense de l’auteur dramatique. Son auditoire semble ravi, mais il s’apercevra plus tard qu’il s’était trompé de salle : il assistait en fait à un congrès de chirurgiens-dentistes. Il adorait également faire des blagues. Accompagné de cinq auteurs parmi les plus représentatifs de l’Art dramatique français, il est invité à Londres à la Royal Performance, cérémonie rituelle qui consiste à être présenté à la Reine. C’est un dimanche. Il téléphone dans la matinée à ses confrères pour leur demander s’ils ont bien pensé à venir avec des gants blancs ainsi que l’exige le protocole. Les malheureux n’ont que quelques heures – à Londres un dimanche ! – pour se procurer les fameux gants qui, bien entendu étaient une invention de Roger-Ferdinand. Une autre fois, reçu à la réception annuelle de l’Élysée, il entame un dialogue avec les personnages les plus susceptibles et vaniteux, les interrompt en disant : « Nous reprendrons cette conversation tout à l’heure au dîner. Vous en êtes, du dîner bien sûr ? ». Il n’y avait bien entendu pas de dîner, et chacun se regardait en chien de faïence, se demandant quels étaient les heureux élus, et attendant pour quitter les lieux.

4. Le Conservatoire

Ancien professeur, comme Marcel Pagnol, Roger-Ferdinand rêvait du Conservatoire National d’Art Dramatique et ne cachait pas son envie d’en être nommé Directeur, à la suite de Paul Abram. Mais il ne se doutait pas que sa candidature soulèverait une telle opposition. La plus importante venait du CRIF, Conseil représentatif des institutions juives de France,  qui rappelait le livre publié pendant la guerre sur le cinéma et dans lequel Roger-Ferdinand écrivait des commentaires difficilement admissibles. Il s’en voulait d’ailleurs d’avoir tenu des propos qui manifestement dépassaient sa pensée. Jean Matthyssens, proche d’André Malraux et neveu de Jacques Jaujard, directeur général des Arts et Lettres, obtint de ces deux importants personnages suffisamment de compréhension pour que Roger-Ferdinand puisse être nommé au poste qu’il convoitait.

Ses dernières pièces refléteront toujours l’optimisme, comme son comportement dans la vie, et un véritable enthousiasme, tempéré toutefois par l’expérience. Il restera jusqu’au bout cet observateur amusé, un brin licencieux, sans cruauté mais sans œillères, d’une société aimable. Il a eu l’intelligence d’avoir su adapter sa fantaisie à la comédie de mœurs et de caractères. Son théâtre restera très humain, où le pittoresque et l’ironie font un écran brillant mais transparent à une tendresse indulgente.

On relèvera dans ses dernières productions La Troisième Femme en 1953 au Théâtre Fontaine. C’est l’histoire d’une femme belle, fougueuse et dynamique qui, entrant en bourrasque dans la vie d’un pantouflard, va bouleverser l’ordre bourgeois régnant jusqu’alors dans la famille. Les Croûlants se portent bien (Ex Pas d’âge pour l’amour) en 1959 au théâtre Michel, une histoire d’amour à travers trois générations. En 1960 au théâtre des Nouveautés Le Signe de Kikota satire de la psychanalyse. Et enfin en 1966 aux Variétés Une femme qui ne cache rien. Une jeune bourgeoise de province laisse traîner par étourderie une lettre d’amour dont le contenu va déclencher chez les bourgeois de la cité une série de situations cocasses.

Le départ

C’est de son poste de Directeur du Conservatoire que Roger-Ferdinand, victime d’un malaise, est transporté à l’hôpital où il apprend qu’il est victime d’un cancer du poumon qui va l’emporter en quelques jours. Il s’éteint le 31 décembre 1967 et est ramené à Lozère, municipalité qui donne son nom à une rue voisine. Il est enterré à Saint-Lo qui avait déjà donné son nom au théâtre de la ville. Marcel Pagnol fit un discours académique en affirmant qu’il s’agissait du discours qu’il avait écrit pour recevoir Roger-Ferdinand à l’Académie Française, alors que jamais les académiciens n’avaient songé à faire appel à lui pour être des leurs. Roger-Ferdinand devenait ainsi le premier académicien à titre posthume. Mais chacun sait que Marcel Pagnol était un grand menteur, et qu’il avait le culte de l’amitié.

Roger-Ferdinand tenait à ce que son prénom de Roger devienne la première partie de son nom avec un trait d’union entre Roger et Ferdinand. Nous avons tenu à respecter ce souhait.

Roger-Ferdinand était :
* Président de l’Union de la Confédération internationale des Sociétés d’auteurs
* Président du Comité Consultatif du Spectacle
* Membre de la Commission Nationale de l’UNESCO
* Membre du Comité Supérieur du Conservatoire et de la Comédie-Française
* Membre des Commissions de licence et de subvention au Ministère de l’Education Nationale
* Membre de l’Académie de l’humour

Lettre de Colette au Président Roger-Ferdinand : "Cher Président et ami, que je suis contente. Je la brûlerai jusqu'au bout, l'indemnité que vous la gentillesse de m'allouer, car je suis frileuse comme un vieux chat, que je suis. Songez que ce soir à onze heures, il n'y avait que dix degrés ! Merci pour l'amitié, et je vous embrasse". Colette

 5. Quelques pièces

LES J3
ou
La nouvelle école

Analyse
La pièce met en scène des lycéens de 1943. Une jeune femme, entrant en qualité de professeur de philosophie dans une classe de garçons très à la page, entreprend de révéler ces jeunes gens à eux-mêmes. Sa grâce, son charme, sa volonté souriante opèrent le miracle. Elle se fera aimer de ses élèves et les transformera en garçons honnêtes et courageux. Bien entendu, sa beauté déclenchera la passion de chaque potache, particulièrement chez l’un d’eux.

Critiques
« C’est une pièce charmante, et l’on voudrait que cet adjectif n’eût pas été aussi galvaudé pour le lui accorder à meilleur escient : une pièce charmante et vivante, amusante et amusée et qu’au dernier acte, tout à fait réussi et qui finit justement bien parce qu’il ne finit pas bien, empêche de tomber dans l’enfantillage ».
Maurice Rostand

« La dernière pièce de Roger-Ferdinand attire aujourd’hui tout Paris parce que c’est une très jeune et très pure histoire d’amour. Comme toutes les œuvres de Roger-Ferdinand, le thème en est simple et classique : une jeune femme, en faisant naître l’amour dans le cœur de cinq adolescents, leur fait comprendre l’intérêt et la gravité de la vie des hommes. Ces mauvais élèves pourraient être détournés de leurs devoirs par une autre passion, celle du sport par exemple, au lieu de celle du marché noir. La pièce n’en resterait pas moins solide et plaisante, parce que le thème central est un thème éternel. Le titre, habilement choisi, met l’œuvre au premier rang de l’actualité, et je crois que, dans dix ou vingt ans, nous la reverrons sur scène, aussi vive et aussi fraîche qu’au premier soir ».
Marcel Pagnol

« Avec un sens critique plus porté à s’amuser des déviations de la morale qu’à s’en indigner, Roger-Ferdinand nous offre une comédie alerte, spirituelle, construite avec habileté. Il a cherché à nous divertir. Son but est atteint, sa réussite complète ».
Georges Ricou


LE MARI NE COMPTE PAS

Analyse
Un mari, juge d’instruction, jeune encore, vient de commettre, sur le plan conjugal, une légère imprudence… auprès de la séduisante épouse de son meilleur ami. Mais ni la femme du coupable, ni le mari de l’autre, ne remarquent rien. Alors ? Le coupable, perplexe, constate cette évidence immorale : « On peut toujours oser, cela ne se sait pas ». Dans ces conditions… Lui-même ne serait-il pas trompé sans le savoir ?

Critiques
« La pièce, sous des dehors légers, plaisants, voire un peu vaudevillesques, ressortit, par bien des traits, à la comédie de caractères, accuse des prolongements, et d’une âpre, large, profonde résonance, va beaucoup plus loin qu’elle ne paraît, sans avoir l’air d’y toucher, nous donne sans cesse à sourire (et même à rire) mais aussi à penser à l’entour de notre misérable condition humaine, des faiblesses et imperfections inhérentes à notre nature. Et il s’en dégage toute une philosophie de l’amour, du mariage, de la vie conjugale, qui n’est pas particulièrement réjouissante ».
Edmond See – Normandie

« Les scènes successives qui amènent le naïf et propre Léon à découvrir la laideur qui l’entoure portent la marque, non seulement d’un dramaturge qui possède à fond son métier, mais d’un écrivain qui connaît admirablement le cœur des hommes ».
André Ransan – Ce Matin

« Si la pièce effleure tour à tour l’étude de caractère et l’étude de mœurs, sans nuire à son unité ou à son rythme allègre, elle développe ses possibilités comiques, échos en quelque sorte immédiats, de Courteline, et parfois, résonances affaiblies d’un Molière ».
Marcel Augagneur – France-Soir

LE PÈRE DE MADEMOISELLE

Analyse
Françoise, fille d’un conseiller à la Cour, a quitté Nancy la veille de son mariage, afin de refuser d’épouser un riche fiancé qu’elle n’aimait pas. Un an plus tard, on la retrouve à Paris, secrétaire d’une vedette, Edith Mars. Les parents ont fini par découvrir le lieu de sa retraite, et débarquent. Une méprise fait, alors, qu’ils sont persuadés que leur fille est à Neuilly chez elle et qu’elle paye cette réussite au prix d’une liaison.

Critiques
« L’histoire est piquante. Elle prête à une satire des mœurs bourgeoises ; elle permet quelques traits politiques. Elle campe un personnage de magistrat assez bien étudié. Monsieur Roger-Ferdinand a trouvé des répliques drôles, inattendues et qui portent ».
Paul Gordeaux – France-Soir

« On a tout dit sur le talent si fécond et si varié de l’auteur. Il trouve aujourd’hui son plein épanouissement et sa plus haute maîtrise. Mais ce qu’il faut admirer le plus ici, c’est le soin que prend l’auteur à peindre des caractères ; cette peinture atteint souvent la perfection. De même le style qui, bien que dépouillé à l’extrême, reste vivant et coloré. Dans l’ensemble, une comédie satirique alerte et attrayante, qui conserve d’un bout à l’autre son humanité et fait entendre parfois des accents d’une résonance toute classique ».
André Ransan – Ce Matin

« Roger-Ferdinand ne s’est pas contenté d’établir son intrigue et d’y servir les mots d’auteur qu’exige le genre ; les mœurs et les caractères ne lui sont pas indifférents, il aime illustrer le conflit des générations, opposer le médiocre honnête homme à l’épouse acariâtre, la jeune fille réservée à l’exubérance. Chemin faisant, il s’intéresse à la magistrature dont il décrit en traits légers les ambitions et les amertumes. Mais son indulgence le trahit et derrière l’aimable apparaît un tableau qui laisse rêveur… ».
J-B. Jeener – Le Figaro.

6. Œuvres dramatiques

1924 La Machine à souvenirs 15 novembre Théâtre des Mathurins
1926 Irma 20 janvier Théâtre de l’Atelier
1927 Un homme en or 14 février Théâtre de l’ Œuvre
1927  rue de la Paroisse 15 mars Théâtre des Arts
1928 La Foire aux sentiments 26 mai Théâtre de l’ Œuvre. (26 novembre 1963, Comédie-Française)
1929 Touche à tout 29 septembre Théâtre du Palais Royal
1920 Chotard et Compagnie 19 octobre Théâtre de l’Odéon
1929 Monsieur Pipe et Madame 6 mars Théâtre du Grand Guignol
1929 Plaisir Hôtel 27 mai Théâtre du Grand Guignol
1931 Hautot père et fils (d’après Maupassant) 10 mai,  Théâtre du Grand Guignol
1932 Batoche 5 février Théâtre de la Madeleine
1932 Cabrioles 20 octobre Théâtre de l’Œuvre
1933  3%.     21 avril Théâtre Antoine
1934 La Dame de Vittel 19 décembre Théâtre du Palais Royal
1935 Odette est servie 26 avril Théâtre du Palais Royal
1938 Le Monde à l’envers 4 février Théâtre de l’Etoile
1938 Je veux être star 1er juin Théâtre du Palais Royal
1938 Le Président Haudecœur 8 octobre Théâtre de l’Odéon.    (5 octobre 1950 – Comédie-Française)
1941 L’Amant de Bornéo 30 janvier Théâtre Daunou
1941 6 bis Chaussée d’Antin 14 mars Théâtre de l’ABC
1941 Je ne te connais pas 22 octobre Théâtre Saint-Georges
1943 Les J3 ou la nouvelle école 30 septembre. Théâtre des Bouffes Parisiens
1944 Tess d’Uberville, d’après Thomas Hardy 18 décembre -Théâtre Antoine
1946 Les derniers seigneurs 13 mars Théâtre Edouard VII
1947 3 garçons, une fille 18 avril Théâtre du Gymnase
1948 Ils ont vingt ans 18 mars Théâtre Daunou
1948 Le Mari ne compte pas 17 septembre Théâtre des Bouffes Parisiens
1949 La Galette des rois 18 décembre Théâtre Daunou
1951 Mon mari et toi 30 novembre Théâtre des Capucines
1952 Le Père de Mademoiselle 8 mai Théâtre des Variétés
1953 La troisième femme 29 avril Théâtre Fontaine
1953 Le Curé espagnol, d’après Fletcher, 3 juin Comédie-Française
1954 Le Chant du rossignol, d’après Garde Peach et Jan Hay, 24 septembre Comédie Caumartin
1956 Thé et Sympathie, d’après Robert Anderson, 1er décembre Théâtre de Paris
1958 L’Étonnant Pannypacker, d’après O’Brien,  18 décembre Théâtre Marigny
1959 Les Croulants se portent bien 19 septembre Théâtre Michel
1960 Le Signe de Kikota 7 décembre Théâtre des Nouveautés
1962 30 secondes d’amour 10 février Théâtre Michel
1966 Une femme qui ne cache rien 1er juin Théâtre des Variétés

7. Extrait

Les J3  ou la nouvelle école

ACTE PREMIER

On entend d’abord un roulement de tambour.
Puis le rideau se lève sur le décor d’un cabinet de proviseur dans un lycée de province. Ameublement officiel, sobre mais confortable. Une grande porte capitonnée, au centre, ouvre sur un couloir; une porte à droite communique avec le secrétariat. Le Proviseur est assis à son bureau. Il est correct et glacial. En face de lui, dans un fauteuil, M. Lamy, pharmacien.

Le Proviseur, qui appelle : Ledent !

Ledent, qui est apparu dans la porte : Monsieur le proviseur ?

Le Proviseur : Allez me chercher Lamy à la permanence.

Ledent : Qu’à cela ne tienne.
Et Ledent s’est éloigné.

M. Lamy : Vôtre décision est irrévocable, monsieur le proviseur ?

Le Proviseur : Absolument, monsieur Lamy.

M. Lamy : Vous ne pensez pas que de nouvelles sanctions seraient de nature à faire réfléchir Gabriel ?

Le Proviseur : Je suis las de les appliquer vainement. Je regrette.

M. Lamy : Rien n’y fait ?

Le Proviseur : Rien n’y fait.

M. Lamy : De qui peut-il tenir ?

Le Proviseur : Un cas. Il n’est pas le seul, hélas ! de son espèce.

M. Lamy : Et pourtant, vous me connaissez monsieur le proviseur ! Ma pharmacie a été fondée en 67 par mon grand-père, qui était un savant dans la partie.

Le Proviseur : Je sais.

M. Lamy : J’ai aussi un cousin dans les missions. L’oncle de ma femme avait rang d’ambassadeur. C’est vous dire que Gabriel a toujours eu sous les yeux, dans sa famille, des exemples rares et exaltants.

Le Proviseur : Dommage qu’il ne les ait pas suivis !

M. Lamy : J’oubliais un aïeul qui fut préfet sous l’Empire !

Le Proviseur : Mais moi-même je ne suis pas mieux loti que vous, monsieur Lamy. Mon propre fils, dans mon propre lycée, me joue les tours les plus pendables. Il découche.

M. Lamy : A dix-huit ans ?

Le Proviseur A dix-huit ans !

M. Lamy : Comment expliquez-vous ça?

Le Proviseur : Cette jeunesse ne connaît d’autre loi qne son bon plaisir. C’est tout

M. Lamy : Aurions-nous enfanté des monstres ?

Le Proviseur : Nous avons enfanté des monstres, aux yeux de qui nous faisons figure de vieilles barbes hilarantes.

M. Lamy de bonne foi : En quoi sommes-nous drôles?

Le Proviseur : Pour eux, nous appartenons à quelque époque antédiluvienne et sommes catalogués une fois pour toutes parmi les spécimens du Muséum.

M. Lamy : Y aurait-il un microbe dans l’air?

Le Proviseur : II y a un microbe dans l’air.

M. Lamy : Tuons-le !

Le Proviseur : Avec quelles armes ?

M. Lamy : Je suis son père, tout de même !

Le Proviseur : Pas sûr.

M. Lamy, interloqué : Comment « pas sûr »?

Le Proviseur : Votre fils dirait volontiers que ça n’est pas sûr, même s’il en était persuadé, ne serait-ce que par jeu, par défi, pour faire un mot. Le mien pareil.

M. Lamy : Ils en sont là ?

Le Proviseur : Ils en sont là.

M. Lamy : Tous?

Le Proviseur : Pas tous. Neuf sur dix, d’après mes statistiques.

M. Lamy : C’est gai !

Le Proviseur : C’est ainsi.

M. Lamy : Mais vous, monsieur le proviseur, avez pourtant sur ces jeunes gens de l’autorité ?

Le Proviseur : En apparence. En fait, aucune. Ils m’appellent Canard.

M. Lamy : Pourquoi ?

Le Proviseur : Parce que ça les amuse de faire « coin, coin » quand je passe dans les cours. Et encore avec moi, ils sont à peu près déférents. Voilà, monsieur Lamy, où nous en sommes aux approches de l’an 2000… Pensez que mon fils m’a dit à moi, hier encore : « Si tu laisses sortir Barbarin dimanche, il te rapportera un jambon et une caisse de Champagne… » Ça vous étonne ?

M. Lamy : Du tout. Gabriel m’a proposé une canadienne et du chocolat, contre un litre d’alcool à 90. Et il fallait que je donne cinq mille francs.

Le Proviseur : Qu’avez-vous répondu ?

M. Lamy : Et vous, pour le jambon ?

Le Proviseur, avec un geste d’impuissance : Que voulez-vous?…

M. Lamy, même geste : Moi aussi !

Le Proviseur : C’est effarant !… (On a frappé.) Entrez ! (Ledent a introduit Gabriel. C’est un grand jeune homme, plutôt sympathique, malgré son air un peu vadrouille. Il tient à la main un encrier attaché à une ficelle. L’autre main est dans la poche.) Approchez, Lamy !

Gabriel s’est avancé.

M. Lamy : Et la main dans la poche ?

Gabriel, qui sort le plus naturellement du monde un paquet de cigarettes et le tend à son père : La prochaine fois ce sera cent cinquante francs. Les cours ont monté.

M. Lamy, vexé : Plaît-il ?

Gabriel, simplement : À moins que tu ne veuilles faire échange contre un litre d’eau de Cologne ou une brosse à dents. Ça va dans les mêmes eaux. Tu me diras.

M. Lamy : Tu as fini, oui ?

Gabriel : C’est toi qui m’as demandé ! Je te donne la réponse !

M. Lamy : II n’est pas question de ça ici.

Gabriel : Tu m’as dit ce matin que tu n’avais plus rien à fumer ! Je croyais te faire plaisir. Excuse. (il reprend le paquet.) Je peux les placer ailleurs, va !

Le Proviseur, qui intervient brusquement : Je vous prie, Lamy, de bien vouloir adopter ici une autre attitude. Je ne. vous ai pas fait appeler, vous vous en doutez, pour vous entendre commenter les derniers cours…

M. Lamy : Et ta cravate, Gabriel ! Tu n’en mets plus ? Pourquoi ce débraillé ?

Gabriel : Parce qu’il fait chaud.

M. Lamy : Tu as de ces réflexions !

Gabriel : Je dis la vérité !

Le Proviseur, vivement : M. Lamy, J’ai été patient. Je vous ai donné de nombreux avertissements. Vous avez cru bon de n’en tenir aucun compte. Vous saurez désormais qu’indulgence et faiblesse ne sont pas synonymes.

M. Lamy : Tu entends, Gabriel ? (Gabriel ne répond pas.) Réponds.

Gabriel : Oui.

M. Lamy : Est-ce une réponse, oui ?

Gabriel : Non.

M. Lamy : Alors ?

Gabriel : Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

M. Lamy : Je ne sais pas, moi Exprime des regrets ! Demande pardon. Promets de réagir dans le bon sens. Témoigne au moins d’un peu de repentir ! Tu as une âme, j’espère ! (Gabriel, imperturbable, sort de sa poche un mouchoir attaché à d’autres mouchoirs.) Rentre ta natte. On ne te demande pas de pleurer !

Gabriel : C’est un nœud que j’avais fait pour me rappeler un rendez-vous.

M. Lamy : Quel rendez-vous ?

Gabriel : C’est personnel.

M. Lamy : Vous entendez ça ?

Le Proviseur : Mais je n’entends que ça, monsieur Lamy ! Ils sont tous comme ça. Affaires, cinéma, femmes…

Gabriel : Oh ! ça !

Le Proviseur : En dernier ?

Gabriel : Je ne dis pas que là-dessus je ne suis pas comme tout le monde, mais de là à m’emballer… halte !

Le Proviseur, qui l’arrête : Je vous prie, monsieur…

M. Lamy : Où te crois-tu donc, Gabriel ?…

Le Proviseur, à M. Lamy : II s’agirait donc de quelque sentiment pur qui ne serait, en somme, qu’une manifestation printanière de l’adolescence, le mal ne serait pas sans remède.

M. Lamy : Bien sur. Nous avons tous connu ça…

Le Proviseur qui le coupe : Pas moi. Mais admettons. Mais ce n’est pas cela. Il n’y a pas place chez ces messieurs pour un sentiment pareil. Ils rougiraient d’une telle faiblesse… n’est-ce pas, Lamy ? :

Gabriel machinal : Oh ! non. Pas à ce point-là. Mais, enfin, je n’y attache personnellement que l’importance que ça. On n’a malheureusement pas le temps pour tout.

Le Proviseur : Je vous prie.

M. Lamy : Tu n’as pas honte ?

Gabriel : De quoi ?

M. Lamy, qui s’emporte : Mais de la façon ahurissante avec laquelle tu réponds aux observations de M. le proviseur ! Mais de ta mine, de tes gestes, de tes silences, mais de tout, Gabriel, de l’énormité de ton langage et de tes attitudes, de ton œil qui rit, de ta bouche qui se moque, de ta ficelle que tu balades comme un pendule, malgré le drame où nous sommes… Gabriel !…

Le Proviseur : Je vous l’ai dit, monsieur Lamy, ces jeunes gens ont, devant nous, cet étonnement que nous éprouvons devant le diplodocus. Ne cherchez pas plus loin.

Gabriel, amusé : N’exagérons rien !

Le Proviseur : Pour eux nous avons cinq cents ans… N’est-ce pas, Lamy ?

Gabriel : C’est beaucoup quand même.

Le Proviseur : Disons deux cent cinquante.

Gabriel rit.

M. Lamy : Et tu ris !… Car il rit ! Pense à ta mère, que diable !

Gabriel : Maman n’a rien à voir là-dedans !

M. Lamy : Tu seras père un jour.

Gabriel : Tout peut arriver, bien sûr.

M. Lamy : Que penserais-tu d’un fils qui te ressemblerait ?

Gabriel : II me semble que je serais content, mais, enfin, il faut être dans le coup pour dire.

Le Proviseur : Vous voyez bien qu’il n’y a rien à en faire !

M. Lamy : Mais où as-tu appris ces manières, Gabriel ? Est-ce au cinéma ?

Gabriel : Tout le monde y va

M. Lamy : À ton âge, je ne traînais pas dans les salles obscures. J’avais déjà commencé ma pharmacie. Cinq ans après, je succédais à ton grand-père, lui-même docteur dans la partie, et ça n’est vraiment pas la peine d’avoir été fondés en 1854 pour en arriver là !

Gabriel : Où ?

M. Lamy, avec emportement : Comment où ? Mais à te voir expulsé d’un lycée, après deux échecs au baccalauréat, alors que tu as un oncle auditeur au Conseil d’État à l’âge de moins de trente-cinq ans et que l’exemple du travail et du dévouement t’a toujours été prodigué, ne serait-ce que par Monseigneur, le cadet de ta maman.

Gabriel, qui ne s’est à aucun moment départi de son calme : Je n’ai jamais rien reproché à ma famille.

M. Lamy : Beau dommage, après ce qu’elle a fait pour toi.

Gabriel : Si j’ai été recalé deux fois, je sais bien que ce n’est la faute de personne.

Le Proviseur, menaçant : Permettez, monsieur, la vôtre. Si, au lieu de lasser M. Follain, notre professeur de philosophie, à un point tel qu’il a dû se résigner à demander son changement, si son successeur s’en est allé, après trois jours d’épreuves, pour échapper aux tyrannies sauvages d’énergumènes dont vous avez été, monsieur, le meneur…

M. Lamy, les bras au ciel : Mon fils, Un meneur !

Le Proviseur : Et. ce n’est pas tout, monsieur Lamy.

M. Lamy : Bois la honte, Gabriel !

Le proviseur, qui sort d’un tiroir un paquet de lettres.

Ces lettres m’ont été remises par Mme la directrice du collège de jeunes filles. Des épîtres édifiantes adressées chaque semaine, sous le manteau, à une enfant de seize ans qui n’a même pas sa première partie de baccalauréat. (À Gabriel ) Elles sont de vous, n’est-ce pas, Lamy ?

Gabriel : Oui, monsieur le proviseur.

M. Lamy : Ainsi, tu écris des lettres par-dessus le marché ? Et à une jeune fille?… Malgré un deux en physique? Qui est cette jeune fille? Gabriel, je veux savoir.

Le Proviseur : Vous avez aussi l’adresse, monsieur Lamy, sur l’enveloppe.

M. Lamy, qui lit : Mlle Thominet. Qui est cette Thominet? Thominet… Gros et demi-gros ? Elles sont trois. Laquelle?

Gabriel : Ginette, la cadette.

M. Lamy : Qui plus est, la cadette. Es-tu fou, Gabriel ? Si c’est cela, dis-le. Je paierai la pension à l’asile. Tu es fou?

Gabriel : Peut-être !

M. Lamy : Tu ne le sais même pas ? Pas plus que tu ne sais ton programme d’examen. En somme, tu ne sais rien. Et où l’as-tu connue ?

Gabriel : L’an dernier, à la communion de Germaine.

M. Lamy : Et qu’est-ce qui t’a pris ce jour-là?

Gabriel, le plus naturellement du monde : Elle m’avait proposé des conserves et un peu de vrai café si je lui trouvais du tissu. Et comme j’étais en rapports avec un ami dans la nouveauté, on est entré en affaires. C’est même pour ça qu’on en boit à la maison. Maman, d’ailleurs, est au courant.

M. Lamy : Ne t’en va pas mêler ta mère à tout cela, je te prie, et dis-moi, oui ou non, si tu veux être pharmacien.

Gabriel : Non.

M. Lamy : Et pourquoi non ?

Gabriel : Parce que j’aime la vie au grand air !

M. Lamy : Tu veux être valet de ferme, sans doute ? Tu sais pourtant fort bien que tu n’entends rien au cheptel pas plus qu’aux céréales.

Gabriel : Je voudrais surtout être marin. Dès que je vois un bateau, ça me met en l’air, ça n’est pas ma faute. Je n’ai jamais pu comprendre qu’alors que le monde est si grand, on puisse passer sa vie dans les bocaux, place Gambetta, mais, quand le bateau quitte le quai, j’ai envie de faire un bond et de le rattraper à la nage. J’ai peut-être tort.

M. Lamy : Mais, malheureux, on n’a pas besoin d’aller chercher fortune aux îles du Cap-Vert quand on n’a d’autre mal que celui de prendre la suite de son père, en plein centre de la ville, dans un laboratoire d’analyses.

Gabriel : Je ne dis pas. Mais ça n’empêche pas que quand on ôte la passerelle, je me dis : « A quand mon tour?… » Et je l’aurai !

M. Lamy, au Proviseur : Que faisons-nous de lui, monsieur le proviseur ?

Le Proviseur : Voyez si quelque établissement veut bien prendre la charge d’un jeune homme dont les dispositions fâcheuses sont, pour notre maison, un élément de perturbation.

M. Lamy, consterné : Ainsi, tu as un oncle dignitaire de l’Église, ta tante expose au Salon des artistes normands, ta grand’mère a remporté jadis un deuxième prix de piano au Conservatoire de Caen, je suis moi-même lauréat de l’Institut, et tout cela pour m’entendre dire un jour que mon fils est chassé du lycée de ma ville !

Gabriel : Remarque qu’il est possible que la vie de marin ne soit pas aussi belle que je l’imagine, mais qu’est-ce que ta veux, moi, un bateau!…

M. Lamy, net : Assez de bateaux, Gabriel !

Gabriel : Même un cotre à moteur, ou un voilier, avec soi à la barre, quand la mer cogne de partout… hein?

M. Lamy : Je voudrais t’y voir !

Gabriel : Moi aussi. Et, dans tous les cas, en embarquant, même comme mousse, je ne ferai de mal à personne qu’à moi-même tout au plus.

M. Lamy, avec emphase : Mais toi-même, Gabriel, c’est moi-même ! C’est ta famille ! C’est M. le proviseur responsable de votre avenir à tous et à qui tu dois une éternelle reconnaissance ! Tu oublies qu’il se prive de vacances pour assurer la préparation au bachot: d’octobre ? À toi et à tes pareils !

Gabriel : Je reconnais qu’on serait tous mieux au bord de la mer, surtout par une chaleur pareille.

M. Lamy : Si c’est là tout ce que tu sais répondre, va-t-en !.. Laisse ton père.

Gabriel : Qu’est-ce que je fais pour les cigarettes? Ça t’intéresse?

M. Lamy : Non.

Gabriel : Alors, rends-les-moi. Mais je te préviens que ça devient de plus en plus dur… (À son père qui cherche ) Tu les as mises dans ta poche de veston… à droite. (Au moment où son père va les lui remettre.) Et puis, tiens, je t’en fais cadeau. Je sais que ça te priverait… (Le père hésite.) Prends donc, papa. Je te dois bien ça quand même. (Un temps.) Je m’en vais?

Le Proviseur, qui a continué à dépouiller les lettres : Une seconde, Lamy. J’ai une ou deux questions à vous poser. Vous permettez?

Gabriel : Je vous en prie, monsieur le Proviseur.

Le Proviseur : Votre cynisme a au moins un mérite, celui de la franchise.

M. Lamy : Pour ça, il a toujours été franc, il faut le reconnaître.

Le Proviseur : La correspondance que j’ai là, sous les yeux, me révèle des faits d’une extrême gravité. Je ne vous demanderai pas les clés de ce langage chiffré dont elle est émaillée et aussi le sens de certains mots que l’Académie n’a pas consacrés. Je n’appartiens pas au milieu et m’excuse de mon ignorance. Puis-je savoir toutefois qui est Fil de Fer ? (Gabriel ne répond pas.) Est-ce vous ?

Gabriel : Non, monsieur le proviseur. (Un léger temps.) Élastique.

Le Proviseur : Plaît-il?

Gabriel : Puisque vous avez les lettres entre les mains, je ne veux pas risquer de compromettre un camarade. Je suis Élastique. Partout où Élastique est en cause, c’est moi. Pas Fil de Fer.

Le Proviseur : Qui est-ce ?

Gabriel : Je ne peux pas vous dire, monsieur le proviseur.

Le Proviseur : C’est un code secret ?

Gabriel : Oui, monsieur le proviseur.

Le Proviseur : Et. c’est vous le chef de la bande?

Gabriel : Nous n’avons pas encore d’organisation spéciale.

Le Proviseur : C’est ce que nous allons voir. Et je ne suis pas fâché, monsieur Lamy, que vous assistiez à ce déballage. (Il appelle.) Ledent ! (Mais c’est Chaminet qui entre.) Une minute, monsieur Chaminet. Je suis occupé. Qu’est-ce que c’est?

M. Chaminetavec précaution : Excusez-moi, monsieur le proviseur, mais notre réunion est bien prévue pour jeudi, n’est-ce pas ?

Le Proviseur : Mercredi.

M. Chaminet : C’est. donc pour demain ?

Le Proviseur : Mais… nous sommes mercredi, monsieur Chaminet !

M. Chaminet : Par conséquent, c’est pour aujourd’hui. C’est bien ce que je pensais. (Un léger temps.) A 5 heures, comme d’habitude?

Le Proviseur : 3 heures.

M. Chaminet : Entendu, monsieur le proviseur. Dans votre cabinet, naturellement !

Le Proviseur, excédé : Mais je vous ai fait passer une note, monsieur Chaminet ! Nous nous réunissons salle n° 2. C’est clair, que diable ! (Il appelle à nouveau.) Ledent !

M. Chaminet, dont personne ne s’occupe : Vous êtes fort aimable, monsieur le proviseur. C’est tout ce que je voulais savoir. Comptez sur moi et pardonnez encore.